N.B. : Cette interview a été effectuée avant les annonces du gouvernement de ne pas rouvrir les lieux de culture à partir du 15 décembre, comme il était initialement prévu. Même si elle a été mise à jour, elle comporte des éléments en relation avec cette période où artistes et techniciens pensaient pouvoir exercer de nouveau leur métier après des mois de répétition…
Comment définiriez-vous I Love A Piano ?
C’est mon premier spectacle solo… Enfin, je devrais parler d’un duo puisque la place du piano y est prépondérante. En raison de l’arrêt des spectacles, notamment des grosses productions, je me suis demandé comment continuer dans une forme plus petite, pratique, facile à répéter. À l’heure où je vous parle, nous mettons en forme la version de concert, car dans le futur, nous aimerions que cela devienne une vraie pièce de théâtre. Il s’agit donc d’un premier pas vers quelque chose de plus ambitieux et que nous essayons de conceptualiser en tenant compte des impondérables qu’impose cette crise sanitaire – par conséquent en utilisant tous les moyens de communication mis à notre disposition pour que le projet rassemble des gens de différents pays et puisse devenir protéiforme.
Il s’agit par conséquent d’un point de départ…
Tout à fait. L’idée est que I Love A Piano soit fédérateur et permette à de nombreux artistes de s’exprimer. C’est mon rêve. Il s’agit de commencer petit et, si tout va bien, de grandir en incluant de nouvelles personnes et en créant un site où l’on pourra partager nos énergies pour nourrir ce projet, alors même que nous ne pouvons pas nous produire sur scène dans de grosses productions. Je travaille avec un chorégraphe suisse, avec d’anciennes « rockettes »… Nous avons également un projet d’enregistrement avec un autre artiste. Avec les nouvelles mesures liées à la non ouverture des lieux culturels, la version du spectacle qui devait se tenir sur la scène du Châtelet est annulée. Nous avions commencé à travailler, mais ainsi va la vie…
Comment le projet a‑t-il pu se concrétiser ?
Durant le confinement actuel, j’ai écrit au Châtelet afin de savoir s’il était possible de louer le studio de répétition pour préparer et enregistrer ma participation à la chanson de Noël sur laquelle je travaillais en collaboration avec l’organisation Dancers on Broadway, j’avais travaillé avec certains d’entre eux l’an passé en Amérique pour The Jazz Christmas Wonderland. Peu de temps après que Charlotte Gauthier et moi avons été sollicitées par le Châtelet pour participer à l’action « Châtelet sur le toit » qui consiste à jouer… sur le toit du théâtre. J’ai invité les champions de claquettes Dorel & Costel Surbeck à nous rejoindre. Rapidement nous avons mis au point un numéro chorégraphié à la mode de Broadway. Tout cela a été filmé et on nous a demandé à participer à un concert pour le 31 décembre. Tout n’est, espérons-le, que partie remise. Il faut, de toute façon, continuer ; il faut juste s’adapter et j’userai de toute mon énergie pour promouvoir dans les mois qui viennent des concerts regroupant nombre d’artistes pour maintenir la flamme, jusqu’à ce que les grosses productions de comédies musicales puissent reprendre.
Pour revenir à la forme initiale du spectacle, vous parlez de la place importante du piano, quelle est votre approche ?
J’ai voulu saisir à travers le piano, qui se trouve vraiment au centre – loin des orchestres aux cuivres rutilants que j’adore –, l’essence des mélodies, arrangées pour l’occasion par Callum Au et interprétées par ma complice Charlotte Gauthier. Mon idée était d’étudier et de chercher, juste avec des arrangements au piano, à redécouvrir des mélodies célèbres. C’était la première partie de mes réflexions. Et ainsi retrouver le style des années 40 de la MGM : Irving Berlin, Cole Porter, c’est un peu ma spécialité. À l’heure où la comédie musicale prend de nouveaux tournants avec des spectacles comme Hamilton ou Ghost – et d’ailleurs, ça me plaît ! –, il me semble important de célébrer ces classiques qui sont un peu nos fondamentaux. Jeune, mes professeurs se référaient sans cesse à ces chansons et j’ai toujours aimé ce côté old fashioned qu’exige leur interprétation. Il ne faut pas les mettre au rebut, c’est aussi l’un de mes buts avec ce spectacle : maintenir ce patrimoine vivant. Notre exploration inclut du charleston, de la rumba, du swing… afin de célébrer tous ces styles musicaux, au cours d’un spectacle foncièrement optimiste conduit par une ligne directrice, mais je tiens à ce que chaque chanson soit un petit voyage en soi. Force est de constater que les paroles de ces chansons résonnent énormément avec ce que nous vivons aujourd’hui. Elles prennent des teintes différentes avec l’actualité. Prenez « Cockeyed Optimist » de Rodgers et Hammerstein, vous allez la redécouvrir je pense !
Comment choisissez-vous les chansons ?
Un enthousiasme chasse l’autre, il faut bien réfléchir à ses choix pour bâtir un spectacle qui se tienne, avec la peur de se tromper. Mais fort heureusement, Callum Au, compositeur et arrangeur à Londres, m’aide à m’y retrouver. Mais qu’est-ce que ça prend comme temps ! Le confinement a pour effet bénéfique, pour ce genre de projet, de me permettre d’avoir… le temps. Mettre sur pause nos vies si rapides, dans lesquelles la technologie prend le pas sur le cerveau, qui lui a besoin de prendre son temps. Ce ralentissement imposé permet de considérer les choses différemment. Je préfère voir les choses de manière positive.
Ce sera une version piano-voix, vous changez donc de registre…
J’ai tellement l’habitude sur scène de jouer des personnages assez excentriques que je voulais aussi explorer musicalement et vocalement de manière plus personnelle, et pas comme Lina Lamont ! Je souhaite m’éloigner des clichés des rôles américains que nous connaissons tous et adorons.
Parlez-nous de votre carrière française…
J’adorerais devenir parisienne, mais je crains que ce ne soit très difficile ! Je voyage beaucoup et je suis présente en France régulièrement depuis cinq ans grâce à Singin’ in the Rain, mais j’ai passé aussi du temps en Allemagne, en Amérique, en Australie… Je reviens souvent chez vous, c’est vrai. L’Angleterre reste ma terre natale, j’adore l’opportunité qui m’est donnée, grâce à mon travail, de tant voyager. Pour évoquer la situation présente, le premier jour du premier confinement, j’étais à Londres avec Marie Oppert, qui devait donner son récital pour la sortie de son album. Nous déjeunions ensemble et avons entendu la décision du gouvernement. Je lui ai dit : « Fais tes valises, je te raccompagne à Paris. » Et depuis, je n’ai depuis plus quitté votre pays ! J’ignore ce que le futur nous réserve. Alors je tente d’apprendre votre langue, qui se mélange parfois avec l’allemand, que j’ai appris en profitant de mon long séjour outre-Rhin. Mais je vous promets que je vais m’améliorer, c’est important pour moi, d’autant que j’adorerais pouvoir être engagée dans des projets français.
Si le public français vous a vue dans Singin’ in the Rain, 42nd Street et Street Scene, depuis votre apparition en français dans Peau d’âne, selon moi, vous êtes désormais intégrée au monde du musical français.
Cela me fait très plaisir de l’entendre ! J’ai de plus en plus d’amis ici. J’étais tellement nerveuse en préparant ce rôle, de ne pas être à la hauteur en raison de la langue, justement… D’ailleurs c’est pour cela que j’ai eu l’idée de mettre la Fée des lilas sur patins à roulettes, me disant que, si je loupais un mot en français, je pourrais le masquer d’un coup de patin ! En tant que danseuse, je continue à prendre des cours, ce qui crée des occasions de se lier avec de nouvelles personnes. J’ai aussi des attaches à Toulon puisque j’ai joué à plusieurs reprises à l’Opéra de cette ville, par exemple dans Street Scene. Je suis vraiment reconnaissante des invitations de votre pays à participer à la vie artistique ici.
Vous êtes anglaise, comment peut-on survivre dans la situation actuelle lorsque l’on est technicien ou artiste dans le West End ?
Même si je vis en France en ce moment, je suis anglaise et je ne suis pas intermittente. Les conditions britanniques s’appliquent donc pour moi aussi. J’ai débuté à l’âge de 12 ans, donc je connais bien ! À Londres, c’est vraiment difficile. En tant qu’artistes, tout comme à New York, nous sommes habitués à avoir plusieurs boulots en même temps car nous ne devons compter que sur nous. Il faut dire que le champ des possibles me semble plus étendu qu’en France : vous pouvez tourner dans un film, dans une pub, faire des voix off le jour et être sur scène le soir. D’autre part, pour prendre un exemple, lorsque l’on cumule un travail de danseur et de serveur, depuis le confinement tout est à l’arrêt, les théâtres comme les restaurants, et à ce moment-là, vous avez le sentiment que la terre s’ouvre sous vos pieds. Ce qui m’a épatée, ce sont les nombreuses entraides par Internet : des cours, des ateliers, du coaching, la création de concerts en ligne qui permettent aux internautes de donner un peu d’argent… On y trouve également maintenant une chaîne dédiée au théâtre. Quant à Joe Allen, il produit des concerts en ligne. Tout s’est dématérialisé, ce qui est à l’opposé du théâtre vivant que nous aimons tant, mais c’est une adaptation nécessaire. Par ailleurs, le gouvernement britannique a offert des aides, mais je ne suis pas sûre qu’elles soient destinées à l’ensemble du monde artistique. Nous sommes toutefois bien organisés avec la présence de syndicats, de regroupements d’artistes et d’agents, ce qui nous permet de nous fédérer dans ce qui est aussi une industrie.
Quelles sont les comédies musicales que vous écoutez pour vous donner de l’énergie ?
Il y en a beaucoup ! Leur point commun : ils comptent un big band. Ça, j’adore. Pour vous donner quelques titres : l’adaptation de Some Like It Hot : Sugar, mais aussi Anything Goes, Easter Parade, une autre moins connue : The Most Happy Fella de Frank Loesser, Gentlemen Prefer Blondes. J’apprécie beaucoup Linda Eder, une voix qui me touche. J’adore The Light in the Piazza. J’écoute aussi Dirty Rotten Scoundrels, The Drowsy Chaperone, Chorus Line, Crazy for You. Voilà de quoi tenir un moment ! Et puis ne pas oublier que parfois nous pouvons nous sentir dépassés par le stress qu’engendre notre vie moderne. Il est primordial, même hors temps de confinement, de prendre le temps de continuer à s’entraîner pour parfaire son art, sa technique vocale, sa forme physique et revenir aux fondamentaux. Pour moi, si j’ai à proximité un piano et une barre pour danser, je suis heureuse.
Vous pouvez écouter ou réécouter l’émission 42e rue du 8 novembre 2020 qui accueillait en direct Marie Oppert et Emma Kate Nelson.