Stephen Sondheim, des débuts compliqués

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Didier C. Deutsch rend hommage à Stephen Sondheim, disparu il y a deux ans, en revenant sur les débuts compliqués du compositeur-parolier qu'on surnommerait Dieu quelques décennies plus tard.

Stephen Sond­heim
[22 mars 1930 – 26 novem­bre 2021]

Pour beau­coup de gens qui ne sont pas accros au théâtre musi­cal, même aux États-Unis, le nom de Stephen Sond­heim ne sig­ni­fie pas grand-chose. Pour­tant, c’est l’une des plus grandes gloires du théâtre de Broad­way, un com­pos­i­teur-paroli­er qui a non seule­ment exer­cé une pro­fonde influ­ence sur ce genre musi­cal, mais qui s’est dis­tin­gué avec des œuvres fréquem­ment repris­es aux États-Unis et mon­tées dans de nom­breux autres pays, et dont plusieurs ont égale­ment été portées à l’écran.

Com­pa­ny, Sweeney Todd, Sun­day in the Park with George ou A Lit­tle Night Music… Ces œuvres orig­i­nales et hors du com­mun sont restées par­mi les plus impor­tantes de la sec­onde moitié du siè­cle dernier et ont grande­ment mod­i­fié le cours qu’a pris le théâtre musi­cal dans son ensemble.

Dans le cadre d’une car­rière qui voit la créa­tion d’une douzaine d’œuvres majeures toutes plus orig­i­nales les unes que les autres, Sond­heim va abor­der des sujets totale­ment dif­férents les uns des autres et tout aus­si inédits : une farce romaine (A Fun­ny Thing Hap­pened on the Way to the Forum), un grandiose hom­mage au monde du spec­ta­cle et à ses revers, ou à l’envers du décor (Fol­lies), une romance en des temps plus nobles et sophis­tiqués (A Lit­tle Night Music), un spec­ta­cle his­torique de style kabu­ki (Pacif­ic Over­tures), un drame du genre grand-guig­nol (Sweeney Todd), une échap­pée à rebours dans le temps pour trois amis de longue date (Mer­ri­ly We Roll Along), une inter­pré­ta­tion très per­son­nelle des con­tes de Grimm (Into the Woods), par­mi bien d’autres. Ce ne sont pas les sujets ou l’imagination pour les faire vivre sur scène qui lui man­quent. Mais, même au plus fort de sa car­rière, il a du mal à se faire con­naître des non-initiés.

La seule œuvre mon­di­ale­ment con­nue à laque­lle il a par­ticipé et pour laque­lle son nom évoque quelque chose par asso­ci­a­tion, c’est West Side Sto­ry, dont il a écrit les paroles des chan­sons et qui mar­que sa pre­mière man­i­fes­ta­tion à Broadway.

Il est né le 22 mars 1930 à New York, dans une famille juive aisée. Il a à peine 10 ans quand son père fait la con­nais­sance d’une autre femme et quitte le foy­er con­ju­gal. Sond­heim a sou­vent accusé sa mère d’avoir été psy­chologique­ment abu­sive à son égard et de rejeter sur lui la cause de ce mariage brisé. Bien­tôt, ils vont s’installer en Penn­syl­vanie, dans une ferme non loin de là où demeure un enfant de son âge, James Ham­mer­stein, fils d’Oscar Ham­mer­stein II, l’auteur des paroles des chan­sons de Show Boat (notam­ment le fameux « Ol’ Man Riv­er »), sur une musique de Jerome Kern, la pre­mière œuvre musi­cale totale­ment améri­caine d’esprit et de créa­tion, qui a forte­ment mar­qué le théâtre de Broad­way en 1927 et lui a don­né un fonde­ment et une iden­tité essentiels…

Les rap­ports entre James et Sond­heim amè­nent ce dernier à faire la con­nais­sance du père de son ami, lequel se prend de sym­pa­thie pour ce garçon qui sem­ble per­du et auquel il sert peu à peu de père adop­tif. C’est auprès de lui que Sond­heim décou­vre les comédies musi­cales et le théâtre de Broad­way. C’est égale­ment grâce à cette ami­tié qu’il fait la con­nais­sance, lors de la pre­mière de South Pacif­ic de Rodgers et Ham­mer­stein en 1949, d’Harold Prince, qui devien­dra par la suite son pro­duc­teur attitré et qui jouera un rôle prépondérant dans la présen­ta­tion de ses œuvres les plus importantes.

Alors qu’il fait ses études, en 1946, il écrit sa pre­mière pièce, By George, dans laque­lle il décrit en chan­sons cer­tains des événe­ments qui mar­quent la vie ordi­naire de l’école. Ses copains de classe et ses pro­fesseurs trou­vent l’œuvre suff­isam­ment bonne pour que, fier de ce pre­mier suc­cès, Sond­heim la présente à Hammerstein,qui décide alors de le pren­dre sous son aile et de lui enseign­er les dessous du métier.

Devenu ado­les­cent, il pour­suit ses études à l’université de Williams Col­lege, à Williamstown, dans le Mass­a­chu­setts, d’où il sor­ti­ra en 1950 nan­ti d’un degré mas­ter cum laude, la plus haute dis­tinc­tion. À Williams, l’un de ses pro­fesseurs est Robert Bar­row, « un homme que tout le monde haïs­sait parce qu’il était plutôt revêche, mais je l’aimais bien juste­ment parce qu’il était revêche , dira-t-il plus tard. C’est grâce à lui que je me suis ren­du compte que mes vues sur la créa­tiv­ité artis­tique man­quaient de réal­isme. Je m’imaginais qu’un ange allait descen­dre douce­ment, se pos­er sur mon épaule et me susurrer à l’oreille tra-la-la-la. Je ne pen­sais pas qu’il y avait der­rière tout cela beau­coup de tra­vail. Ce fut une révélation. ».

Il fait égale­ment des études de com­po­si­tion et de théorie avec Mil­ton Bab­bit, com­pos­i­teur bien con­nu pour ses œuvres de musique élec­tron­ique, qui a égale­ment une affinité pour la musique de théâtre, ce qui con­vient par­faite­ment à Sond­heim, mais qui refuse de lui enseign­er les rudi­ments de la musique atonale sous pré­texte que son jeune élève n’a pas encore absorbé tous les élé­ments de la musique tonale.

Ses études achevées, quelques années dif­fi­ciles s’ensuivent au cours desquelles il écrit des chan­sons sans grand suc­cès. Et quand l’occasion se présente d’aller en Cal­i­fornie pour tra­vailler sur la série télévisée Top­per, il s’embarque pour l’inconnu. Ce n’est pas le Pérou et encore moins Broad­way, mais c’est du tra­vail et une source (mod­este) de revenus. Durant son séjour sur la côte Ouest, il fait la con­nais­sance d’une jeune femme, Lucy Geringer, l’assistante d’Arthur Freed, l’un des grands pro­duc­teurs à MGM. Sond­heim est par­ti­c­ulière­ment intéressé par un pro­jet que Freed a réal­isé, The Clock,  et il demande à Lucy de lui pro­cur­er le man­u­scrit pour un soir afin qu’il puisse l’étudier et sans doute s’en inspir­er pour écrire une œuvre de son crû. Il passe une nuit entière à recopi­er le texte afin de remet­tre l’original à l’obligeante assis­tante, mais tout ce qu’il parvient à en tir­er est une chan­son, « New York Song », qui ne sera d’ailleurs jamais utilisée

À Hol­ly­wood égale­ment, il fait la con­nais­sance de Lemuel Ayers, le pro­duc­teur de Kiss Me, Kate, l’un des chefs‑d’œuvre de Cole Porter qui débu­ta à Broad­way en 1948. Ayers s’intéresse à une pièce, Front Porch in Flat­bush, écrite par Philip Epstein, frère jumeau de Julius Epstein, le scé­nar­iste de Casablan­ca. Le sujet de la pièce, pour laque­lle Sond­heim est éventuelle­ment pressen­ti pour écrire la musique et les paroles, est cen­tré sur les aven­tures d’un groupe de jeunes traders de Wall Street dans les années 1920 qui essaient d’introduire un de leurs copains, Gene, dans la haute société new-yorkaise.

Pour la pre­mière fois de sa vie, Sond­heim par­ticipe à une back­ers’ audi­tion, une soirée réservée à des gens sus­cep­ti­bles d’investir dans le spec­ta­cle, pour présen­ter ses chan­sons mais sans grand suc­cès. Lemuel Ayers décide alors de don­ner une représen­ta­tion avec les acteurs choi­sis pour être dans la pièce, dont Jack Cas­sidy, Arte John­son et Alice Ghost­ley, qui tous se fer­ont un nom par la suite dans le monde du spec­ta­cle. Les fonds néces­saires pour pro­duire la pièce sont ain­si récoltés et Sond­heim voit déjà son rêve de se trou­ver à Broad­way se réalis­er, mais, mal­heureuse­ment, Ayres dis­paraît quelques mois avant la pre­mière de la pièce, main­tenant inti­t­ulée Sat­ur­day Night. Il fau­dra atten­dre le prover­bial an 2000 pour qu’elle soit finale­ment montée.

« Je n’ai gardé que de bons sou­venirs de cette expéri­ence, avouera Sond­heim, bien que je n’éprouve aucun attache­ment émo­tif pour cette œuvre. Pour un débu­tant de 23 ans, ce n’était pas si mal, bien qu’il y ait des choses dedans dont je ne suis pas fier aujourd’hui, notam­ment dans
les paroles : les accents man­qués, les jeux de mots trop faciles. Mais, hé, c’est moi quand j’étais un bébé. On ne retouche pas la pho­to d’un bébé… »

En 1956, de retour à New York, Sond­heim reçoit une com­mande de la pro­duc­trice Cheryl Craw­ford, qui cherche quelqu’un sus­cep­ti­ble de com­pos­er un thème de jazz et des paroles pour une pièce, Girls of Sum­mer, écrite par N. Richard Nash, célèbre auteur de romans et de pièces de théâtre, dans laque­lle l’acteur George Pep­pard doit incar­n­er un joueur de trompette. La pièce débute à Broad­way le 5 jan­vi­er 1957 et est retirée de l’af­fiche presque aus­sitôt, après seule­ment cinquante-six représentations.

Mais si un pro­jet s’effondre avant même qu’il ait pu réalis­er ses ambi­tions, c’est une occa­sion sup­plé­men­taire pour Sond­heim d’étendre son champ d’action dans le domaine musi­cal et dra­ma­tique, et de se faire con­naître. Aus­sitôt après l’échec de Girls of Sum­mer, Harold Prince et son parte­naire Robert Grif­fith l’approchent : ils cherchent un com­pos­i­teur capa­ble de créer la musique d’une pièce écrite par la dra­maturge Jean Kerr (qui a acquis une solide répu­ta­tion depuis qu’elle a écrit le scé­nario de Please Don’t Eat the Daisies pour Doris Day), dans laque­lle le duc et la duchesse de Wind­sor sont les invités d’un mil­lion­naire dont la fille tombe amoureuse d’un jour­nal­iste venu faire un reportage sur la famille royale. Finale­ment, la pièce telle que l’avait envis­agée Jean Kerr ne cadre pas avec ce que Prince et Grif­fith veu­lent en faire, et le pro­jet est abandonné.

Mais Prince et Grif­fith ont main­tenant un autre pro­jet, une ver­sion de Roméo et Juli­ette de Shake­speare trans­posée dans le New York d’aujourd’hui. C’est West Side Sto­ry, pour lequel Arthur Lau­rents va écrire le livret et Leonard Bern­stein la musique. À l’origine, Bern­stein comp­tait égale­ment écrire les paroles des chan­sons, mais, pris par ses autres oblig­a­tions pro­fes­sion­nelles, il se désiste, et Sond­heim est sol­lic­ité pour le rem­plac­er. Il a tout juste 25 ans.

« Quand Steve s’est joint à nous et que nous nous sommes mis au tra­vail ensem­ble, il s’est totale­ment inté­gré dans le groupe et ses con­tri­bu­tions ont été très sub­stantielles », déclar­era plus tard Bern­stein dans une inter­view accordée à Craig Zadan pour son livre sur Sond­heim, Sond­heim & Co (MacMil­lan, 1974). « Son apport a dépassé de loin ce que j’attendais de lui. Ce qui le rendait d’autant plus pré­cieux, c’est qu’il était égale­ment un com­pos­i­teur. Je pou­vais lui expli­quer les dif­fi­cultés qui sur­gis­saient sur le plan musi­cal et il com­pre­nait immé­di­ate­ment ce dont je lui par­lais, ce qui rendait notre tra­vail en com­mun fort agréable. J’avais l’impression d’écrire avec un autre moi. Nous avons égale­ment décou­vert que nous avions d’autres points com­muns, la même pas­sion pour les mots croisés et les puz­zles, pour ne rien dire des ana­grammes. Nous avons dû pass­er davan­tage de temps à résoudre des puz­zles qu’à écrire les paroles de West Side Sto­ry. »

Devant le tra­vail fourni, Bern­stein décidera d’ailleurs que Sond­heim, et Sond­heim seule­ment, sera crédité pour les paroles. Son assis­tante, Flo­ra Roberts, racon­te qu’un matin elle reçoit un coup de fil inat­ten­du du mae­stro. « J’ai décidé d’enlever mon nom comme co-auteur des paroles, lui dit-il. J’ai reçu une belle aide de la part de ce jeune homme et j’estime qu’il ne serait pas juste de partager des crédits qui lui sont dus. Je vais sur-le-champ appel­er l’éditeur de la musique et mon agent pour m’assurer que les par­ti­tions sont réim­primées avec son nom à la place du mien. »

« Ce que Lenny a fait est une chose rare dans le monde du théâtre, com­mentera-t-elle. Il y a des tas de gens qui se don­nent des points pour des choses qu’ils n’ont pas faites, et encore moins qui acceptent d’enlever leur nom au prof­it d’un autre. »

Mais si Sond­heim brûle tou­jours d’impatience de s’imposer grâce à ses pro­pres créa­tions en tant que com­pos­i­teur aus­si bien que paroli­er, son expéri­ence suiv­ante retardera encore ce désir bien com­préhen­si­ble. Con­tac­té par le pro­duc­teur David Mer­rick, il est engagé pour écrire les chan­sons, paroles et musique, d’une nou­velle pièce, Gyp­sy, d’après les sou­venirs d’enfance de la strip-teaseuse Gyp­sy Rose Lee, dont l’actrice Ethel Mer­man sera la vedette. Cette dernière vient juste­ment d’essuyer un échec cinglant dans une pièce écrite par des com­pos­i­teurs et paroliers nou­veaux venus à Broad­way, et elle refuse d’emblée de sign­er son con­trat si le com­pos­i­teur n’est pas quelqu’un de con­nu. Mer­rick con­sent à engager Jule Styne, qui avait écrit la musique pour Gen­tle­men Pre­fer Blondes en 1948, et Sond­heim, faisant con­tre mau­vaise for­tune bon cœur, doit se con­tenter de pren­dre encore la sec­onde place dans le tan­dem de créa­tion, mais seule­ment après que son men­tor, Oscar Ham­mer­stein, lui a fait val­oir qu’écrire pour une vedette du cal­i­bre d’Ethel Mer­man est une expéri­ence unique en son genre qui le mèn­era loin.

« J’étais pro­fondé­ment déçu, explique Sond­heim. Mais je l’ai fait. Quelque chose en moi me dit que j’ai bien fait parce que je pense que c’est un spec­ta­cle de toute pre­mière classe, quoique je regrette d’un autre côté le fait que cela ait retardé ma pre­mière à Broad­way en tant que com­pos­i­teur. » Cette décep­tion va se man­i­fester lors des séances d’enregistrement du cast album. Dans la pièce, la mère de Gyp­sy, Rose, rôle tenu par Mer­man, demande à son père de lui avancer les fonds néces­saires pour emmen­er ses filles (Louise, la future Gyp­sy Rose Lee, et Baby June, qui devien­dra June Hav­oc à l’écran) à une audi­tion. Ce sur quoi son père répond sèche­ment : « Je ne te don­nerai pas un sou, Rose. » Comme l’acteur qui devait lui don­ner la réplique n’avait pas été con­vo­qué à la séance d’enregistrement, puisque c’était là sa seule rai­son d’être, God­dard Lieber­son, pro­duc­teur du cast album, cherche autour de lui quelqu’un capa­ble de le rem­plac­er et son choix se porte sur Sond­heim dont le reg­istre grave peut aisé­ment jus­ti­fi­er qu’il incar­ne le père de Rose. C’est donc lui qu’on entend dans cet enreg­istrement don­ner la réplique à Ethel Mer­man d’un ton mor­dant qui dis­simule mal la ran­cune et la frus­tra­tion accu­mulées devant le retard apporté à sa pro­pre car­rière par les intran­sigeances de l’actrice.

Il parvient finale­ment à ses fins quand A Fun­ny Thing Hap­pened on the Way to the Forum débute à Broad­way le 8 mai 1962. Ce sera surtout un suc­cès d’estime, avec néan­moins 965 représen­ta­tions, et la preuve irréfutable qu’il a suff­isam­ment de tal­ent pour écrire les paroles et les musiques de ses chansons.

Il essaiera peu après de se faire mieux val­oir avec une œuvre inti­t­ulée Any­one Can Whis­tle, qui ne restera que neuf jours à l’affiche (« C’était de la merde », con­fiera-t-il.) et il lui fau­dra atten­dre encore quelques années pour que Com­pa­ny, qui va révo­lu­tion­ner le théâtre musi­cal de Broad­way et met­tre totale­ment en vedette le jeune inno­va­teur, soit à l’af­fiche le 26 avril 1970…

La suite fait par­tie de l’histoire de Broad­way, avec des œuvres restées au bilan des grands suc­cès des cinquante dernières années. Quand Sond­heim dis­paraît le 26 novem­bre 2021, tous les théâtres éteignent leurs lumières pen­dant une minute sym­bol­ique en signe de deuil, y com­pris celui qui main­tenant porte son nom…

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