West Side Story, les secrets d’un chef-d’œuvre

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Alors que la troupe de la tournée internationale vient de commencer à jouer dans quelques grandes villes françaises, découvrons les secrets de cette œuvre mythique.

Dans une volon­té d’élever le genre de la comédie musi­cale, Jerome Rob­bins, Arthur Lau­rents, Leonard Bern­stein et Stephen Sond­heim s’unissent dans les années 50 pour créer West Side Sto­ry. Grandes poin­tures dans leur domaine – pas encore tout à fait pour Sond­heim qui n’est qu’au tout début de sa car­rière –, ils côtoient les hautes sphères des arts dits légitimes comme le bal­let, l’opéra, le théâtre et la musique sym­phonique. Ils souhait­ent alors extraire le meilleur de leurs com­pé­tences respec­tives dans ces arts pour créer une nou­velle forme scénique. Jerome Rob­bins expli­quait « Pourquoi auri­ons-nous dû faire les choses séparé­ment et ailleurs ? Pourquoi Lenny aurait-il dû écrire un opéra, Arthur une pièce de théâtre, moi un bal­let ? Pourquoi ne pour­rions-nous pas aspir­er à essay­er de réu­nir nos tal­ents les plus pro­fonds dans cette œuvre à des­ti­na­tion de l’in­dus­trie du théâtre ? C’é­tait ça, le véri­ta­ble geste du spec­ta­cle. »1

En plus de révo­lu­tion­ner la forme de la comédie musi­cale, ils s’attachent aus­si au con­tenu, et font de West Side Sto­ry un spec­ta­cle adulte qui abor­de frontale­ment des sujets pro­fonds, poli­tiques. Ils n’hésitent pas à met­tre en scène de la vio­lence : haine raciale, viol, meurtre… ce qui était peu courant dans les spec­ta­cles de l’époque.

Arthur Lau­rents, Jerome Rob­bins et Leonard Bern­stein pho­tographiés pen­dant les répéti­tions de West Side Sto­ry. Source : New York Pub­lic Library, Dig­i­tal collections.

GENÈSE DU PROJET : L’IDÉE ET L’ÉQUIPE

En 1949, c’est Jerome Rob­bins qui approche Leonard Bern­stein et Arthur Lau­rents pour leur soumet­tre l’idée d’une adap­ta­tion du Roméo et Juli­ette de Shake­speare en une œuvre musi­cale con­tem­po­raine. Pour ce pro­jet, ils puisent donc dans une source « savante », un mon­u­ment du réper­toire clas­sique tan­dis que les livrets des musi­cals à Broad­way s’in­spirent générale­ment d’his­toires moins clas­siques.

À ce stade de la créa­tion, le spec­ta­cle ne s’appelle pas encore West Side Sto­ry, mais East Side Sto­ry, et les auteurs réfléchissent alors à représen­ter la ten­sion entre les com­mu­nautés juive et chré­ti­enne du quarti­er Est de New York à tra­vers l’histoire d’amour d’un cou­ple issu des deux groupes antag­o­nistes. Au fur et à mesure qu’ils tra­vail­lent sur le pro­jet, le con­texte socio-économique évolue et ce n’est qu’en 1955 que l’idée cen­trale appa­raît. Leonard Bern­stein et Arthur Lau­rents se retrou­vent tous deux à Los Ange­les, le pre­mier pour diriger un con­cert au Hol­ly­wood Bowl et le sec­ond pour tra­vailler sur un film. Au bord de la piscine, Bern­stein remar­que la Une d’un quo­ti­di­en rap­por­tant les émeutes entre gangs anglo-sax­ons et mex­i­cains dans les rues de Los Ange­les. Après quelques échanges, le déclic a lieu : leur comédie musi­cale opposera deux ban­des de jeunes ; et au lieu de familles juives et catholiques, les per­son­nages devi­en­nent de récents immi­grants por­tor­i­cains face aux enfants d’immigrés blancs d’o­rig­ines polon­aise et irlandaise, plus ancrés mais tout aus­si pau­vres. Ils se dis­putent un petit morceau de ter­ri­toire, une rue dans ce ghet­to urbain den­sé­ment peu­plé. C’est ain­si que se con­stru­it cette équiv­a­lence mod­erne aux rival­ités entre Mon­taigu et Capulet.

CONTEXTE

Que les auteurs aient fait le choix de s’orienter vers les rix­es entre gangs de jeunes n’est cepen­dant pas un hasard. En effet, ces con­flits con­stituent l’un des ter­rains fer­tiles de l’anx­iété après la guerre aux États-Unis. L’inquiétude de la classe moyenne con­cer­nant la mon­tée de la délin­quance juvénile, en par­ti­c­uli­er au sein des pop­u­la­tions noires et de la classe ouvrière, est prég­nante et accen­tuée par la cou­ver­ture médi­a­tique. Ce phénomène per­siste tout au long des année 50, même dans les zones où la vio­lence et la crim­i­nal­ité liées aux jeunes sont en baisse con­stante depuis la fin de la guerre. Cette peur général­isée face à des élé­ments jugés incon­trôlables et sus­cep­ti­bles de « con­t­a­min­er » voire d’« infecter » la cul­ture améri­caine atteint son apogée au milieu des années 50, au moment même où la crainte du com­mu­nisme s’accentue et ali­mente la pop­u­lar­ité de McCarthy.

L’obsession envers la délin­quance juvénile s’explique aus­si par l’avènement des nou­veaux con­tenus dans les médias et la force qu’ils exer­cent dans la social­i­sa­tion des jeunes : les ban­des dess­inées, le ciné­ma et les nou­veaux gen­res musi­caux comme le rock’n’roll. La classe sociale des ado­les­cents se des­sine de plus en plus et s’affirme.

Cepen­dant, West Side Sto­ry ne par­ticipe sans doute pas à nour­rir cette frénésie et ne cherche pas à ali­menter les peurs poten­tielles des spec­ta­teurs. Au con­traire, le spec­ta­cle dépeint des êtres com­plex­es qui sont plutôt de trag­iques vic­times de leur époque et des cir­con­stances. Les per­son­nages que l’on peut facile­ment détester sont d’ailleurs davan­tage les adultes (un tra­vailleur social incom­pé­tent, un polici­er menaçant et un offici­er qui ne se fait pas respecter et qui prend par­ti). Ils ne con­stituent en aucun cas des mod­èles, sauf Doc, le pro­prié­taire du drug­store, QG des Jets, qui se posi­tionne con­tre les vio­lences des deux gangs.

Pour ce qui est de la com­posante raciale du spec­ta­cle, lorsque la comédie musi­cale est pro­duite en 1957, l’identité por­tor­i­caine a déjà pénétré l’imaginaire améri­cain en rai­son de l’exode mas­sif depuis l’île vers les États-Unis dans les années 40. Bien que Por­to Rico fasse par­tie des États-Unis depuis la fin du XIXe siè­cle et que la citoyen­neté améri­caine soit ouverte aux Por­tor­i­cains en 1917, aux yeux des Améri­cains, les immi­grants gar­dent leur altérité et leur pro­pre iden­tité définie par leurs racines his­paniques, leur langue et leur culture.

ÉCRITURE

Une fois les grandes lignes du réc­it posées, Sond­heim  rejoint l’équipe créa­tive pour écrire les paroles. Lui-même com­pos­i­teur, il est inclus dans le proces­sus de com­po­si­tion musi­cale et forme un véri­ta­ble duo avec Bern­stein. Sur cer­tains morceaux, il va par exem­ple sug­gér­er de chang­er le rythme afin de dédou­bler les notes pour rajouter des syl­labes et ain­si étof­fer les paroles. Cepen­dant, Bern­stein, en grand fan de musique cubaine, s’était déjà attelé à l’exercice et avait quelques par­ti­tions en stock. Il s’est par exem­ple inspiré de son bal­let Conch Town, qu’il n’avait jamais ter­miné, pour le numéro « Amer­i­ca ». Il récupère aus­si quelques morceaux orig­inelle­ment com­posés pour l’opérette Can­dide qui sont devenus « One Hand, One Heart » ou encore « Gee! Offi­cer Krup­ke ».

Il existe tout de même des désac­cords au sein du duo com­pos­i­teur-paroli­er. Dans l’écriture des lyrics, la poésie fleur bleue de Bern­stein se con­fronte sou­vent au sens plus réal­iste que Sond­heim souhaite accol­er à ses textes. Alors que Bern­stein avait écrit des pre­mières ébauch­es de paroles pour cer­tains numéros, Sond­heim prend soin de les réécrire pour qu’elles col­lent davan­tage à la réal­ité du per­son­nage, à son envi­ron­nement. Par exem­ple, pour Sond­heim, l’imaginaire de Tony doit davan­tage repos­er sur l’univers du sport et des matchs de bas­ket que sur la poésie de Bern­stein, et il doit insis­ter pour que les mots chan­tés sem­blent réelle­ment venir du per­son­nage et non pas de l’auteur. Il ne gagne pas toutes les batailles et, pour lui, les paroles de « Tonight » restent bien trop poétiques.

Stephen Sond­heim au piano et Leonard Bern­stein faisant répéter la troupe de West Side Sto­ry.  Source : NY Pub­lic Library – Dig­i­tal collection.

Arthur Lau­rents ren­con­tre de son côté le prob­lème du lan­gage qui, à Broad­way, est encore très policé. Dif­fi­cile donc d’y amen­er le par­ler fleuri d’une jeunesse délin­quante. Il choisit tout de même des mots provo­ca­teurs sans vers­er dans la vul­gar­ité et y ajoute une espèce de sabir imag­i­naire, qui ne fixe pas l’argot dans une époque. Chez les Jets, Riff s’exclame « frab­ba jab­ba » ou Snow­boy « riga diga dum » dans la scène 1 de l’acte I. Chez les Sharks, il utilise bien sûr la langue espag­nole. Il invente aus­si le terme « Beat it » qui sera traduit par « Casse-toi » en français et qui sera repris par Michael Jack­son dans sa fameuse chan­son homonyme. Sond­heim est aus­si con­fron­té à la prob­lé­ma­tique du lan­gage et il est le pre­mier paroli­er sur Broad­way à oser inclure le mot fuck dans une chan­son : « Gee! Offi­cer Krup­ke ». Toute­fois, l’éditeur musi­cal pense que la vente des dis­ques pour­rait en pâtir dans les États con­ser­va­teurs. C’est Leonard Bern­stein qui a le dernier mot et pro­pose de finir la chan­son non pas par ce mot jugé obscène, mais par un jeu de mot encore plus incisif : « Krup you! » Ce coup de maître est con­sid­éré comme la meilleure parole du spec­ta­cle par Sondheim.

Une dernière per­son­ne indis­pens­able arrive plus tard dans le proces­sus de créa­tion : le choré­graphe Jerome Rob­bins. Tout comme Sond­heim, il par­ticipe grande­ment à don­ner du réal­isme à l’œu­vre. Pour con­cevoir ses bal­lets, il fait des recherch­es, regarde des films sur la jeunesse, la rue, vis­ite une école de danse dans le Harlem por­tor­i­cain et note les mou­ve­ments qu’il n’avait jamais vus aupar­a­vant. Il observe par exem­ple une danse où un cou­ple, après avoir débuté à l’unisson, se sépare et ne se touche plus pen­dant le reste du morceau. Cette danse lui inspire la séquence de ren­con­tre entre Tony et Maria dans « Dance at the Gym ». Touchés par le coup de foudre, les deux per­son­nages dansent ensem­ble sans con­tact : lente­ment, syn­chrones, en s’observant.

Jerome Rob­bins choré­graphi­ant la scène de la ren­con­tre entre Tony et Maria. Source : NY Pub­lic Library – Dig­i­tal collection.
Jerome Rob­bins dirigeant les acteurs dans la scène de la rixe. Source : NY Pub­lic Library – Dig­i­tal collection.

RÉPÉTITIONS ET MONTAGE DU PROJET

Pour mon­ter ce chef‑d’œuvre, il ne faut pas moins de huit semaines de répéti­tions, ce qui est deux fois plus que d’habitude à Broad­way. Une des raisons pour laque­lle le proces­sus est si long est que, dans West Side Sto­ry, les choré­gra­phies sont nom­breuses. Jerome Rob­bins choisit d’incorporer des scènes dan­sées tout au long de la trame nar­ra­tive qui devi­en­nent indis­pens­ables à la com­préhen­sion de l’histoire : la danse fait par­tie inté­grante de la nar­ra­tion et n’est pas reléguée à un unique dream bal­let comme dans la majorité des comédies musi­cales de l’époque.

Le traite­ment de Jerome Rob­bins envers ses danseurs pen­dant les répéti­tions fut, à pos­te­ri­ori, cri­tiqué. Par exem­ple, dans les stu­dios, il affiche des coupures de presse à pro­pos des gangs pour don­ner à la troupe une idée du monde qui entoure leurs per­son­nages et qu’ils doivent repro­duire sur scène. Il con­di­tionne les artistes en faisant en sorte qu’ils éprou­vent de la haine les uns envers les autres. Ain­si, il empêche les comé­di­ens des deux gangs de manger ensem­ble, col­porte des ragots sur cer­tains, ne les appelle pas par leur prénom mais par celui de leur per­son­nage, et n’hésite pas à les hum­i­li­er devant leurs col­lègues. Enfin, il exige beau­coup des danseurs : il demande à cha­cun de pos­séder son per­son­nage, de savoir d’où il vient, ce qu’il fait dans la vie, sa famille, etc. Cela peut paraître nor­mal aujourd’hui, mais à l’époque, un ensem­ble de danseurs était plutôt assim­ilé à un corps de bal­let uni­forme et plutôt décoratif.

Répéti­tion de la pro­duc­tion orig­i­nale de West Side Sto­ry – Source : NY Pub­lic Library : Dig­i­tal collection.
Répéti­tion de la pro­duc­tion orig­i­nale de West Side Sto­ry – Source : NY Pub­lic Library : Dig­i­tal collection

 

La troupe doit refléter la diver­sité des rues, c’est pourquoi Jerome Rob­bins ne veut pas de star qui puisse être recon­naiss­able. Il fait pass­er énor­mé­ment de cast­ings, se rend même à Por­to Rico à la recherche de tal­ents. La plu­part de ceux qui sont rap­pelés sont avant tout des danseurs qui savent chanter. Cela mon­tre bien l’importance cen­trale du mou­ve­ment et de la danse dans l’œu­vre. De toute façon, il est évi­dent que les artistes choi­sis doivent être de véri­ta­bles triple threats (lit­térale­ment triple men­ace, ce qui veut dire qu’ils maîtrisent les trois dis­ci­plines que sont le chant, la danse et le théâtre) pour pou­voir se frot­ter à cette œuvre mon­u­men­tale et ses rôles mag­is­traux, comme celui d’Anita par exem­ple qui est très exigeant dans toutes les disciplines.

LE SPECTACLE

West Side Sto­ry est donc un spec­ta­cle très com­plet et com­plexe en com­para­i­son des spec­ta­cles de son époque. La pro­duc­tion d’origine ne s’interrompt même pas pour atten­dre les applaud­isse­ments, il n’y a pas de numéro qui meu­ble les change­ments de décors, de cos­tumes… Le spec­ta­cle est en mou­ve­ment per­pétuel, presque ciné­matographique : tout s’enchaîne. Les dans­es intens­es, vibrantes et la par­ti­tion qui mêle des élé­ments de musiques clas­sique et pop­u­laire sont soigneuse­ment inté­grées à l’in­trigue pour aider à planter le décor et à en dessin­er ses jeunes personnages.

Ren­trons plus en détails dans ce que représente West Side Sto­ry en analysant quelques-uns de ses numéros les plus connus.

« DANCE AT THE GYM »

Un des numéros les plus mar­quants est « Dance at the Gym ». Organ­isé par quelques adultes qui pensent, à tort, qu’il apais­era les ten­sions ; ce « bal » a plutôt l’effet con­traire car en plus d’embarrasser les jeunes, il leur per­met de plan­i­fi­er la grande bagarre qui aura lieu le soir même. Après une ten­ta­tive avortée de la part des adultes de les faire danser ensem­ble sur une musique presque mil­i­taire qui rap­pelle celle des march­ing bands, les jeunes trans­for­ment la ren­con­tre en un con­cours de danse. Encore une fois, il est ques­tion de gag­n­er : gag­n­er l’espace de la piste de danse qu’ils se dérobent à tour de rôle. Alors que les Sharks se lan­cent les pre­miers pour danser un mam­bo, les Jets enchaî­nent en se moquant d’eux. La musique ralen­tit ensuite lorsque l’at­ten­tion est mise sur Tony et Maria, comme si le temps s’arrêtait autour des deux per­son­nages qui tombent amoureux instan­ta­né­ment. Sans même se par­ler, ils se met­tent à danser en gar­dant leur dis­tance, sans jamais se touch­er. Cette danse inspirée par une forme tra­di­tion­nelle que Jerome Rob­bins a observée dans le Harlem por­tor­i­cain (voir plus haut) était sans nul doute un choix auda­cieux pour illus­tr­er un coup de foudre entre deux per­son­nages. La ren­con­tre entre Tony et Maria prend d’ailleurs moins de dix lignes dans le livret : la pri­mauté et l’importance de la danse dans l’œuvre fait de West Side Sto­ry le musi­cal au plus court livret jamais écrit en comédie musi­cale à l’époque.

UN NUMÉRO CENTRAL : « AMERICA »

« Amer­i­ca » est chan­té par les Por­tor­i­caines et délivre un mes­sage patri­o­tique pro-améri­cain via le per­son­nage d’Anita qui, en dépit de ses orig­ines et de sa cul­ture, explique préfér­er le con­fort à la façon de l’Amer­i­can way of life. La choré­gra­phie et les rythmes lati­nos de ce numéro don­nent une idée de l’im­age de l’ex­o­tisme qui était répan­due à l’époque. À l’origine il est chan­té seule­ment par les filles lati­no-améri­caines, mais dans les ver­sions ultérieures le point de vue anti-inté­gra­tion est sou­vent repris par les hommes des Sharks : les femmes voient dans leur pays d’ac­cueil l’aubaine de s’échapper, d’être libres et indépen­dantes avec un con­fort de vie amélioré tan­dis que les hommes dénonce ce rêve d’assimilation par­faite qui équiv­aut pour eux à l’échec social qu’incarnent les Jets. Les Por­tor­i­cains s’op­posent entre eux et se querel­lent puisqu’ils sont idéologique­ment divisés entre par­ti­sans de l’as­sim­i­la­tion et nationalistes.
Ani­ta présente Por­to Rico comme un pays sous-dévelop­pé sujet aux mal­adies, à la crim­i­nal­ité, à la sur­pop­u­la­tion et à la pau­vreté. Bernar­do démys­ti­fie ce point de vue, mais ses com­men­taires sont réduits au silence par les par­ti­sanes de la pro­pa­gande pro-américaine.
L’attitude d’Anita envers l’Amérique évolue au cours du spec­ta­cle et change rad­i­cale­ment après la mort de Bernar­do ; elle affirme alors sa dif­férence cul­turelle dans son duo avec Maria « A Boy Like That » à tra­vers des paroles comme « Stick to your own kind » (Reste avec tes sem­blables). Elle prône désor­mais la ségré­ga­tion eth­nique. Et en cela, l’œuvre peut sem­bler finale­ment pos­tuler que les Por­tor­i­cains seront tou­jours des Por­tor­i­cains, avant tout, et qu’en cas de prob­lème, ils seront tou­jours aux côtés de leur peu­ple et ne seront jamais par­faite­ment assimilés.

Le numéro « Amer­i­ca » est d’ailleurs très mal accueil­li par la com­mu­nauté por­tor­i­caine. En effet, tan­dis que les jeunes femmes van­tent les pré­ten­dues splen­deurs de l’Amérique, elles dén­i­grent aus­si grande­ment leur île d’o­rig­ine en com­para­i­son. L’équipe créa­tive reçoit alors des plaintes et se voit deman­der de chang­er cer­taines paroles. À Broad­way, rien ne change, mais, sur grand écran le texte évolue.

SPECTACLE (1957)

 

Puer­to Rico…
You ugly island…
Island of trop­ic diseases.
Always the hur­ri­canes blowing,
Always the pop­u­la­tion growing…

FILM R. WISE (1961)

 

Puer­to Rico…
My heart’s devotion
Let it sink back in the ocean
Always the hur­ri­canes blowing,
Always the pop­u­la­tion growing…

FILM S. SPIELBERG (2021)

 

Puer­to Rico,
You love­ly island,
Island of trop­i­cal breezes.
Always the pineap­ples growing,
Always the cof­fee blos­soms blowing…

 

FIN : UNE RÉCONCILIATION EST-ELLE POSSIBLE ?

La fin du spec­ta­cle sort de l’ordinaire pour le Broad­way de l’époque. Avec West Side Sto­ry, l’équipe ose une fin trag­ique. Elle dif­fère cepen­dant de son œuvre source Roméo et Juli­ette : après la mort de Tony, Maria ne se sui­cide pas, elle s’effondre, dés­abusée, elle est déjà morte par tout ce qui lui est arrivé. L’équipe créa­tive a dess­iné une Juli­ette plus con­tem­po­raine, un per­son­nage trop fort pour se tuer par amour : elle s’élève et blâme les deux gangs réu­nis qui ont tous deux leur part de respon­s­abil­ité dans les meurtres de Riff, Tony et Bernardo.

Cer­tains voient une lueur d’espoir lorsque les deux gangs se réu­nis­sent autour du cadavre de Tony pour le porter à l’unisson en dehors de la scène, mais il est aus­si facile de rester sur une note néga­tive lorsque Maria affirme : « I can kill now because I hate now. » Ces paroles mon­trent com­bi­en un per­son­nage même pur peut entr­er dans le cer­cle de la vio­lence : « Je peux tuer désor­mais car j’ai de la haine maintenant. »

RÉCEPTION CRITIQUE

Même si ce musi­cal est, à juste titre, con­sid­éré comme un pur chef-d’œu­vre, il a sus­cité divers­es réac­tions cri­tiques. Con­sid­érons celles d’Al­ber­to San­doval-Sánchez, en s’ap­puyant sur son écrit José, Can You See?: Lati­nos On and Off Broad­way, dans lequel il con­sacre tout un chapitre à West Side Sto­ry.

San­doval-Sánchez explique que son pro­jet est né alors que, assis­tant à une représen­ta­tion de West Side Sto­ry, il venait de voir un pub­lic entière­ment com­posé de Blancs applaudir après le numéro « Amer­i­ca ». Il explique que cela l’a choqué car, comme nous l’avons vu plus haut, « Amer­i­ca” par­ticipe à la con­struc­tion idéologique du stéréo­type iden­ti­taire des immi­grants por­tor­i­cains et, plus large­ment, de la com­mu­nauté lati­no aux États-Unis. L’auteur affirme que, comme West Side Sto­ry est écrit dans le genre de la comédie musi­cale (avec des chan­sons, des dans­es, du mélo­drame…), cela peut dis­traire l’au­di­ence qui ne voit plus le racisme dans l’œuvre, mais seule­ment le diver­tisse­ment et la célébra­tion de cer­tains traits stéréo­typés d’une culture.

Pour l’auteur, ce musi­cal traite davan­tage d’une con­fronta­tion raciale et socio-économique en représen­tant l’immigration por­tor­i­caine comme une men­ace à l’ordre établi par les Jets, une men­ace pour leur ter­ri­toire. L’intrigue com­mence d’ailleurs avec les Jets repous­sant les Sharks de leur ter­ri­toire, ce qui crée immé­di­ate­ment une cer­taine hiérar­chie : les Jets étaient là avant et ce sont ceux qui déti­en­nent le pou­voir. De plus, les paroles des Jets récupèrent et véhicu­lent les stéréo­types raci­aux sur les Por­tor­i­cains répan­dus à l’époque (vio­lence, pau­vreté, dis­po­si­tion à se bat­tre ou à tuer). Dans l’ouverture, ils par­lent en pre­mier, ils déti­en­nent la parole et s’en ser­vent pour qual­i­fi­er péjo­ra­tive­ment les Sharks, com­para­nt même leur immi­gra­tion à une inva­sion de cafards. Si l’on observe leurs mou­ve­ments, les Jets s’étalent, font de grands mou­ve­ments, ils sont à l’aise, pren­nent l’espace, éten­dent leurs bras et leurs jambes, etc. tan­dis que les Sharks bougent de manière plus sournoise et très coor­don­née, tour­nent, obser­vent, changent de direc­tions, sont hyper­con­scients de leur entourage, se font petits, presque sur la défen­sive.  Ces mou­ve­ments codés par la choré­gra­phie sont por­teurs de sens que nous com­prenons, même inconsciemment.

Représen­ta­tion de la bande des Sharks dans le film de R. Wise en 1961.
Représen­ta­tion de la bande des Jets dans le film de R. Wise en 1961.

L’au­teur ques­tionne aus­si de nom­breux autres aspects de la pièce, notam­ment le nom choisi pour les deux gangs. Sharks (les requins) dénote une bête dan­gereuse, effrayante qui ren­force le poten­tiel bar­bare et crim­inel des Por­tor­i­cains. Leur apparence physique est aus­si le reflet d’une bina­rité : les Jets sont blonds, forts, dynamiques, vigoureux tan­dis que les Sharks sont plus fins, bruns et mal coif­fés, aux vis­ages sales et huileux. On trou­ve en intro­duc­tion du livret une phrase intéres­sante : « The Sharks are Puer­to Ricans, the Jets an anthol­o­gy of what is called ‘Amer­i­can.’  » (Les Sharks sont des Por­tor­i­cains, les Jets une antholo­gie de ce qu’on appelle « Américain ».)

ADAPTATIONS

Dans les pro­duc­tions ultérieures, les pra­tiques racistes ont même été per­pé­tuées dans le proces­sus créatif. Par exem­ple, pour repro­duire l’idée stéréo­typée du Por­tor­i­cain, les mem­bres de la troupe jouant les Sharks étaient sou­vent tenus d’assombrir leur peau et leurs cheveux à l’aide de maquil­lage. Même l’actrice por­tor­i­caine Josie de Guz­man était con­sid­érée comme pas assez « som­bre » pour cor­re­spon­dre à l’image que l’audience se fai­sait d’une « réelle Por­tor­i­caine ». Ici, on déter­mine leur iden­tité seule­ment par leur eth­nic­ité et le fait d’être des per­son­nes de couleur. D’un autre côté, on peut aus­si s’in­ter­roger sur le récent choix en France de Marie Oppert pour inter­préter Maria. Rap­pelons égale­ment que Leonard Bern­stein lui-même avait choisi Kiri Te Kanawa, une sopra­no néo-zélandaise à l’anglais dis­tin­gué, en Maria et un Tony espag­nol, José Car­reras, pour l’en­reg­istrement discographique résol­u­ment lyrique qu’il dirigea en 1984 ; ce « ren­verse­ment eth­nique » avait, en son temps, sus­cité des commentaires.

San­doval-Sánchez nous rap­pelle que West Side Sto­ry a été écrit par un groupe d’hommes blancs qui ne pou­vaient pas vrai­ment se ren­dre compte de ce que c’était d’être por­tor­i­cain ou lati­no à leur époque à New York. Cer­taines femmes lati­nos expliquent qu’elles ont pu ressen­tir le « Maria syn­drom », se retrou­vant tirail­lées entre deux faces opposées de leur iden­tité. D’un côté, on présente Maria comme une sainte, une vierge, l’archétype de l’ingénue prête à tout sac­ri­fi­er par amour et, de l’autre, il y a Ani­ta, femme plus libre, affir­mée, colérique, et moins con­trôlable. Il va sans dire qu’une palette infinie existe entre ces deux per­son­nages pour représen­ter la femme lati­na. Cette œuvre est désor­mais un clas­sique, très sou­vent pro­duit, mis en scène dans de nom­breux lycées, théâtres… mais repro­duisant chaque fois une vision stéréo­typée de la com­mu­nauté por­tor­i­caine imag­inée par des descen­dants de la pop­u­la­tion dom­i­nante anglo-américaine.

Lors de la reprise à Broad­way en 2009, Arthur Lau­rents admet que son livret orig­i­nal est daté et effectue de nom­breux change­ments. En 2020, la pièce revient à Broad­way dans une mise en scène signée du duo belge com­posé du met­teur en scène Ivo Van Hove et de la choré­graphe Anne Tere­sa de Keers­maek­er. Il opère de nom­breux change­ments et coupe notam­ment le Dream Bal­let de « Some­where » et la chan­son « I Feel Pret­ty » ; deux numéros qui représen­tent pour­tant une dose d’espoir et d’affirmation pour la com­mu­nauté por­tor­i­caine. Pour le cast­ing, il choisit des artistes de couleur, aus­si bien chez les Sharks que chez les Jets, afin de représen­ter une Amérique con­tem­po­raine. Mais cela ne fut pas reçu comme il l’entendait car beau­coup y ont lu un mes­sage plus hos­tile. En effet, en enl­e­vant tous les per­son­nages blancs du spec­ta­cle, ce qui en résulte est que la vio­lence est l’apanage des per­son­nes de couleur. En plus de cela, l’aura et la styl­is­tique con­tem­po­raine de cette équipe créa­tive n’étaient pas for­cé­ment tail­lées pour le car­ac­tère plus com­mer­cial du théâtre de Broad­way ou tout sim­ple­ment pour ce que le pub­lic attend d’une comédie musi­cale, même tragique.

Tous ces élé­ments n’ont pas empêché de faire de West Side Sto­ry l’un des plus grands clas­siques de la comédie musi­cale. Mais, avec le recul de notre époque, il est intéres­sant de voir à quel point cette œuvre ne cesse de jouer sur des paradoxes.

Créée à par­tir de moyens d’ex­pres­sion qui étaient jusqu’alors plutôt asso­ciés à la comédie – chant, danse –, l’œu­vre qu’en ont fait ses créa­teurs laisse un goût plus amer, fouille un univers plus adulte au point d’être con­sid­érée comme l’une des plus grandes tragédies américaines.

Et juste­ment, l’identité si améri­caine de cette œuvre ne l’empêche pas de con­stituer une véri­ta­ble cri­tique de l’American dream ou de la doc­trine du self-made man dans un pays où les iné­gal­ités ont été et sont tou­jours bien présentes.

Enfin, alors qu’elle se veut un plaidoy­er con­tre le racisme, il est aisé de décel­er un racisme plus per­ni­cieux, quo­ti­di­en, qui pou­vait encore pass­er inaperçu à l’époque de sa sortie.

 

SOURCES / POUR ALLER PLUS LOIN :

1 McCul­loch, Lynsey and Bran­don Shaw (eds) : The Oxford Hand­book of Shake­speare and Dance, Oxford Hand­books (2019; online edn, Oxford Aca­d­e­m­ic, 5 Mar. 2020).

- Alber­to San­doval-Sánchez : A Puer­to Rican Read­ing of the Amer­i­ca of West Side Sto­ry extrait de José, Can You See? Lati­nos On and Off Broadway

- Lau­rent Val­ière : La Sto­ry de West Side Sto­ry, France Musique.

- Eliz­a­beth L. Woll­man : A Crit­i­cal Com­pan­ion to the Amer­i­can Stage Musi­cal, Blooms­bury Publishing.

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