Fiddler on the Roof (Un violon sur le toit) a été l’un des plus formidables succès de Broadway dans la seconde partie des années 1960. La collaboration du compositeur de comédies musicales Jerry Bock avec le parolier Sheldon Harnick, la mise en scène et la chorégraphie de Jerome Robbins ont marqué la scène new-yorkaise avant que l’adaptation au cinéma par Norman Jewison n’accroisse encore l’audience de l’histoire à la fois drôle et bouleversante de Tevye le laitier et de ses cinq filles.
Dans un shtetl de la Russie d’avant la Révolution, Anatevka, les trois filles aînées de Tevye refusent les époux que leur père leur destine, mettant en pièce une tradition ancestrale. Le contexte dans lequel se déroule cette comédie des amours tourne vite au dramatique : confrontée à un pogrom, la communauté juive d’Anatevka doit fuir pour sa survie. Le rêve de quitter l’Europe pour les États-Unis s’avère être pour Tevye la seule véritable solution afin d’échapper à l’antisémitisme qui gagne l’Europe. Avec cette production triomphalement accueillie lors de sa création à Berlin, le metteur en scène de Pelléas et Mélisande la saison dernière, Barrie Kosky, fait son retour à l’Opéra national du Rhin.
Notre avis : Cette comédie musicale est avant tout une histoire de tradition — ces repères fiables, cette structure à laquelle on se rattache, mais qui peut aussi être un poids, une toile dans laquelle on est prisonnier, ou… une armoire dans laquelle on est enfermé !
Barrie Kosky propose un décor qui suggère l’environnement du village sans le figurer réellement. Au premier acte, une énorme pile d’armoires siège sur la scène et forme un mur de meubles en bois entassés d’où sortent et dans lequel rentrent tous les habitants du village dans un va-et-vient réglé au cordeau (on imagine l’énorme logistique). Cette disposition évoque le fragile équilibre d’un village qui vit encore selon des traditions plus vraiment en accord avec le monde qui l’entoure. Et quoi de mieux que l’armoire de famille pour représenter cet attachement au passé : elle détient tous les secrets, a vu passer des générations, connaît tous les rites, renferme toutes les traditions. C’est aussi l’objet que l’on offre aux jeunes mariés, et le mariage est le sacrement autour duquel le livret de la pièce est construit. Dans cet amoncellement de meubles, de bois, on y voit également autant de biens rassemblés avant un départ, un exil, une fuite, et donc une référence à l’histoire du peuple juif qui se répète sous nos yeux. Très dynamique, le premier acte est ponctué de numéros imposants, comme le fameux prologue « Tradition » et la scène du mariage. Ce sont des moments de joie et de ferveur, et le grand nombre d’artistes qui y participent les rend réellement saisissants, et envoûtants.
Le contraste est donc très important lorsque le public revient s’asseoir pour le second acte qui s’ouvre sur un plateau froid, quasiment nu, seulement vêtu d’un rideau de neige. Le rythme est beaucoup plus lent, laissant même la place à quelques pauses pendant lesquelles le public peut admirer la scène vide, aride, peut-être synonyme d’un nouveau départ où tout serait à reconstruire. Cela permet d’autant plus de se concentrer sur la situation, la profondeur des émotions et des propos, puisque la seconde partie de l’intrigue est plus marquée par le silence que par les grandes festivités du début. Le silence d’un père qui renie sa dernière fille, celui d’un peuple forcé de quitter son village et celui du public ému et recueilli. En effet, il n’y aura pas de fin heureuse pour cette comédie musicale qui déjoue décidément tous les clichés du genre grâce à une identité forte. Tout fait de cette pièce une œuvre unique : le thème, les sonorités de la musique klezmer douces et virevoltantes, les chorégraphies folkloriques animées. Et cela est d’autant plus vrai dans cette production qui ne verse pas dans le sentimentalisme, mais privilégie l’authenticité. Rien n’y est laissé au hasard ; pourtant, tout à l’air si naturel et donne simplement l’impression d’être plongé dans le quotidien de ce shtetl. Cela ne serait pas possible sans le talent des comédiens, qui transmettent des émotions justes qui touchent et parlent au public. La distribution est vraiment bien construite. Jasmine Roy et Olivier Breitman campent avec talent un couple de personnages à la fois amusants et profonds ; la gestuelle et les plaisanteries de ce dernier, qui incarne Tevye, sont excellentes. Les voix sont parfaitement posées, et cela vaut pour tous les artistes.
Est-ce pour inscrire la pièce dans un contexte plus actuel et lui donner une dimension universelle que l’on a rajouté sur scène ce petit garçon violoniste vêtu d’un sweat à capuche et d’un jean ? Même si le procédé peut paraître artificiel, ce personnage moderne est intégré sans difficulté dans la narration par Tevye qui l’envisage sûrement comme son descendant, auquel il raconte son histoire. Finalement, ce témoin, c’est peut-être un peu nous, public.
Un spectacle à ne pas manquer, qui subjugue par les moyens et la qualité de sa production, qui enivre par la gaîté de son premier acte et qui captive par la beauté du second.