Qu’est-ce que cette pandémie a changé pour vous, dans votre univers professionnel voire personnel ?
Sur le plan professionnel, comme pour beaucoup de mes collègues, des dates de spectacles se sont annulées ou ont été reportées quand cela était possible. Intermittente au moment du premier confinement, je fais partie de ceux qui ont eu la chance de voir leur statut prolongé jusqu’en août 2021. Mais il n’en demeure pas moins que, comme la majeure partie de la profession est sinistrée, on s’interroge quant à ce qui va suivre et on en vient à se considérer comme étrangement chanceux de pouvoir travailler, même peu. Surtout on pense à tous les autres.
Sur un plan plus personnel, je dirais que la pandémie a clairement marqué une bascule en faisant émerger cette idée de kairos, dont a parlé la philosophe et psychanalyste Cynthia Fleury lors du premier confinement, ce temps qui pourrait se définir comme « le bon moment », sous-entendu « dont il faudrait se saisir pour ». Après un état de sidération, je me suis mise à « cultiver mon jardin » au sens propre comme au figuré ! J’en ai aussi profité pour me rapprocher des personnes qui sont importantes dans ma vie. Le second confinement, lui, m’a mise en grand mouvement ! Notamment citoyen.
Vous participez au spectacle Black Legends. Expliquez-nous ce qu’est ce spectacle : comédie musicale, revue… ? Quel y est votre rôle ?
The Black Legends Show est un spectacle qui, sous forme de tableaux musicaux hauts en couleur et en énergie, raconte la construction identitaire des Américains afro-descendants, dont les musiques se sont enracinées dans des contextes politiques et sociaux précis. Le spectacle couvre à peu près un siècle de musique en commençant avec le Cotton Club des années 20, ségrégationniste, et Cab Calloway, pour se terminer sur l’élection de Barack Obama, et Beyoncé ! Entre les deux défilent des légendes et des chansons devenues des tubes planétaires. Le spectacle n’est ni une comédie musicale, ni une revue à proprement parler. Valéry Rodriguez, le créateur du projet et également son metteur en scène, le définit comme un spectacle hybride, dont le fil rouge est celui d’une chronologie historique identifiable. Les personnalités artistiques (et politiques) qui l’illustrent sont accompagnées d’anonymes qui se saisissent de la parole, via des scénettes, pour donner, par petites touches intimes, le ressenti de leur époque.
Pour porter cela, nous sommes vingt-sept artistes sur scène : chanteurs, danseurs (dirigés par le bienveillant Manu Vince et chorégraphiés par l’électrisant Thomas Bimai), musiciens avec une section de cuivres – le luxe ! – (sous la baguette du créatif Christophe Jambois), originaires d’un peu partout (États-Unis, Brésil, Afrique du Nord et du Sud, France bien sûr et outre-mer…). Et une belle équipe technique emmenée par Michel Doré. Le déploiement de costumes, 250 si je ne me trompe pas (grâce à Sami Bedioui et Sabrina Gomis Vallée) et de perruques (grâce à Aude Rodet) est d’ailleurs impressionnant, car il s’agit d’être fidèle à toutes les époques traversées et certaines sont très marquées sur le plan esthétique, comme par exemple l’époque du disco – sans doute le tableau le plus luxuriant du spectacle !
Chaque tableau correspondant à une chanson, nous n’avons pas de rôle attitré, nous avons plutôt des « moments », mais c’est vraiment le collectif qui fait la force de ce spectacle. Les artistes ont été choisi.e.s pour exprimer quelque chose de très personnel sur des chansons très connues, aux thématiques fortes pour certaines et avec un impact émotionnel parfois difficile à contrôler, je dois dire. Notamment parce que les danseurs, mis au service de la dramaturgie de ces chansons, viennent intensifier l’émotion parfois jusqu’à l’incandescence. Pour ma part, j’ai hérité de trois chansons qui m’invitent au grand écart vocal : « Summertime » façon Porgy and Bess, c’est-à-dire lyrique. En duo avec Barry Johnson, « A Change Is Gonna Come », hymne du mouvement des droits civiques aux États-Unis. Et « How I Got Over », joyeux gospel qui invite à la danse ou à la transe, au choix, en duo avec Guillaume Ethève.
Quel est le parcours du spectacle à la suite des reports ? Que vous apporte le maintien des répétitions ? En quoi est-ce important ?
The Black Legends Show était au départ programmé du 17 au 29 novembre aux Folies Bergère. Les répétitions étaient prévues du 2 au 16 novembre – le spectacle a été créé il y a quelques années et s’est joué aux Folies Bergère pendant un mois ; il a été recréé dans sa version actuelle il y a un an et demi, à l’invitation du conseil départemental de Guadeloupe, pour clôturer les célébrations de l’abolition de l’esclavage. Le couvre-feu puis le confinement ont obligé Sing & Shake Productions (Éric Rodriguez) à moult reconfigurations d’agenda jusqu’au dernier en date : des représentations du 26 au 31 décembre et certains week-ends de janvier et février 2021. Il a alors été décidé, contre toute attente, de maintenir les répétitions initiales en prévoyant une semaine supplémentaire pour les danseurs en amont et une autre pour tous avant le 26 décembre.
Cela aurait pu paraître n’avoir aucun sens de répéter intensivement pendant trois semaines, puis de s’arrêter pendant un mois avant de jouer. Cela fut au contraire salutaire, car d’une part, la production était sûre de nous avoir tous sur cette période (à vingt-sept, ce n’est pas une mince affaire), et d’autre part le simple fait de se retrouver dans ce contexte si particulier pour travailler ensemble sur un spectacle qui parle de combat pour l’équité et la dignité humaine a fait un bien fou à toute l’équipe ! C’était très intense, tant le rythme de travail que l’émotion générée par la matière même du spectacle. Et tandis que climat général ambiant était propice à l’isolement et à l’anxiété, j’ai eu la sensation qu’au Studio de l’Aiguillage, ces répétitions permettaient de faire réémerger du sens, de la joie et surtout l’expérience précieuse du collectif. Par ailleurs, quand quinze personnes dans une pièce chantent en harmonie une magnifique chanson sur la liberté, cela génère une énergie phénoménale !
Je crois que je me suis d’autant plus investie que d’autres n’avaient pas cette chance, un peu comme si par un processus d’empathie, pour un qui travaillait, un autre ne se laissait pas aller à de sombres idées.
Quel serait pour vous le remède anti-morosité pour traverser le mieux possible la situation actuelle ?
Virer Macron et sa bande ? (Rires.) Je ris, mais il me paraît important de rester vigilant.
Au risque de paraître pompeuse, je dirais que le remède le plus efficace est l’autre, c’est-à-dire celui qui n’est pas moi et qui me permet de ne pas devenir fou. Je pense à Robinson Crusoé sur son île, isolé : sans l’irruption de Vendredi (l’autre), il sombre dans la déréliction. J’ai la conviction que nous ne pourrons traverser cette période chaotique et clivante que si nous restons connectés les uns aux autres – et je ne parle pas des réseaux sociaux ! –, si nous nous mettons dans des dispositions qui favorisent l’échange.
Il me semble aussi essentiel de rester en mouvement, même enfermé chez soi ! Quand je dis « mouvement », je ne pense pas seulement au corps mais également à l’esprit. Il y a justement une activité qui permet de mobiliser les deux et qui est littéralement euphorisante : le chant ! On connaît maintenant, par les neurosciences, les bienfaits que le simple fait de fredonner peut générer chez un individu, tant sur le plan psychique que physiologique. Alors si vous aimez chanter, chantez ! Même si vous chantez faux, chantez ! Car chanter permet de modifier la perception qu’on a de soi-même ainsi que de celle du monde qui nous entoure ; ce n’est pas de l’ésotérisme, c’est de la physique!
Quels sont vos projets et comment envisagez-vous l’avenir ?
J’ai hâte de pouvoir ENFIN partager The Black Legends Show avec le futur public des Folies Bergère, et je croise les doigts pour que le spectacle puisse ensuite poursuivre son chemin avec une tournée ! Parmi les dates de La Vie parisienne 66 (d’Opéra éclaté) qui ont été reportées, deux ont pu l’être, in extremis, aux 19 et 20 décembre prochains à Miramas. J’ai une joie tout enfantine de bientôt retrouver cette équipe de doux dingues pour une version très déjantée de cette opérette d’Offenbach qui s’y prête bien. Le récital Un soir à Broadway ! que nous avons créé en 2019 au Festival de Saint-Céré avec les chanteuses lyriques Diana Higbee, Sarah Lazerges et le pianiste Gaspard Thomas, en nous assurant le regard de Steeve Brudey pour la mise en espace, a été reporté au mois de juin 2021 au théâtre du Blanc-Mesnil. Nous attendons une nouvelle date de report de la résidence qui était prévue au Mans début décembre pour travailler à une captation en vue de faire tourner le spectacle. Une date de concert du trio My Favorite Things (avec Manu Peskine au piano préparé, Thibault Renou à la contrebasse et moi au chant) est prévue le 3 février au théâtre du Blanc-Mesnil. Enfin, je me réjouis de finaliser pour 2021 de nouvelles chansons avec mon équipe de musiciens (Misja Fitzgerald Michel à la guitare, Thomas Ostrowiecky aux percussions, et Thibault Renou) afin de poursuivre l’aventure commencée avec mon premier album In a Dance of Time.
Quant à l’avenir… J’avoue que la densité du présent me donne la sensation d’avoir déjà fort à faire !