Karelle Prugnaud : une Histoire du soldat à découvrir

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Présenté au Théâtre du Châtelet du 19 au 29 juin prochain, L’Histoire du soldat, le conte écrit par Charles-Ferdinand Ramuz et mis en musique par Igor Stravinsky, est mis en scène par Karelle Prugnaud. Une aventure qui s’annonce riche en surprises et émotions.

Comment ce projet est-il né ?
Olivier Py m’a demandé de mettre en scène ce spectacle. C’est une commande qui m’a enchantée car je travaille souvent avec de la musique et des musiciens, mais ce sera la première fois avec un orchestre classique, sur une œuvre elle aussi classique. Cela me passionne. J’adore l’opéra comme spectatrice. Ce projet représente ma première incursion dans ce genre que je vénère et qui m’impressionne.

Comment avez-vous abordé ce travail ?
Ce qui m’a plu dans le projet, c’est qu’il est singulier dans le parcours d’Igor Stravinsky, son compositeur, et Charles-Ferdinand Ramuz. Leur souhait consistait à amener le classique à un public de non-initiés et à le faire voyager à travers des représentations « sommaires », celles d’un théâtre de tréteaux à travers les villages. Ils ne sont pas allés jusqu’à inclure le cirque, mais cette discipline les passionnait. C’est un peu dans leur lignée que j’inclus le cirque dans ma mise en scène. Plus globalement, je travaille sur cette démarche : comment amener des formes peu accessibles comme l’opéra à un large public. Alors certes, le spectacle se déroule dans cette magnifique salle du Châtelet mais véritablement, mon intention, partagée avec toute mon équipe, consiste à retrouver cet état d’esprit : s’adresser à un public très large. La politique tarifaire, d’ailleurs, reflète cette volonté.

Le cirque était donc déjà présent pour les auteurs d’origine...
Je crois en effet qu’amener des artistes de cirque sur scène aurait pu être leur rêve. Les deux auteurs proposent avec L’Histoire du soldat un voyage à travers différentes formes : la musique bien sûr, mais le mime, un aspect visuel qui doit soutenir les pensées du spectateur. La langue de Ramuz appelle l’image spontanément. Pour moi un défi passionnant à relever, même si je ne vous cache pas que la peur m’étreint plus souvent qu’à son tour !

Quel fut votre démarche pour aborder cette mise en scène ?
J’ai fait des allers-retours autour du texte, puis j’ai écouté la partition, puis les deux. Tout est très fragmenté dans cette œuvre : elle n’a pas une forme opératique, certains passages musicaux sont dénués de paroles… Je me suis plongée dans les vieux enregistrements, j’ai eu également la possibilité de regarder des documents dans lesquels les deux créateurs expriment leurs pensées, leurs attentes. Cela m’a permis de comprendre clairement leur vision. J’ai également écouté Boulez parler de leur œuvre qui peut paraître « pauvre » dans sa forme puisqu’il n’y a que sept musiciens, mais se révèle très complexe à jouer.

Quelles difficultés avez-vous rencontrées ?
Comme tout est dit dans le texte, la mise en scène se doit d’être inventive et non redondante. Ma réflexion a porté sur la manière d’ouvrir des champs pour réveiller imaginaire du spectateur. Sacré petit casse-tête car l’imaginaire est immédiat grâce au texte seul. Il faut donc que sur scène il se passe des choses inattendues, qui inciteront le spectateur à se demander ce qui va advenir. En fait, cette œuvre peut se prêter à des orientations opposées. Soit une forme très minimaliste dans laquelle on n’utilise que la langue et la musique, un seul acteur peut alors endosser tous les rôles. Au contraire, on peut opter pour une forme plus opulente, « ouvrir » l’œuvre et créer des images. J’ai beaucoup pensé à Alice au pays des merveilles et à Pinocchio lorsque j’ai travaillé sur cette histoire. Ce soldat se retrouve face à lui-même et voyage en traversant le miroir et l’âme. Ce conte initiatique appellerait un happy end, mais il n’advient jamais. À travers tous ses rêves de grandeur, le soldat pense gagner, mais il en veut toujours trop et va tout perdre. L’œuvre se base sur un remord : vendre ce violon équivaut au pacte faustien. On en veut toujours plus, sans réaliser que l’on peut parfaitement être heureux avec ce que l’on a. Le personnage se trouve comme aspiré dans une spirale qu’il a lui-même déclenchée. Pour traduire cela, j’envisage le rôle du narrateur comme le coryphée des tragédies antiques. Il sera le Jiminy Cricket du soldat, toujours derrière lui comme une sorte de double, à tous les stades de son parcours. Pour moi, le soldat est en permanence entre la vie et la mort.

Histoire du soldat - Maquettes des décors © Pierre-André Weitz

Quelles options de mise en scène avez-vous choisies ?
Cette œuvre musicale renvoie à la Première Guerre mondiale. La fin très noire, effrayante, fait presque écho à notre monde contemporain : les guerres font rage partout autour de nous et, même si nous en sommes encore protégés, on ne se rend pas forcément compte que tout peut basculer rapidement. À ce stade, attention spoilers : je dévoile des éléments de mise en scène ! Un énorme tank gonflable sera sur scène. Il symbolise le diable, que je considère comme l’homme politique d’aujourd’hui, celui qui a le pouvoir d’appuyer sur un bouton pour déclencher une guerre, voire tout faire sauter. Je vais utiliser les fameux « trois coups » qui ouvrent un spectacle, mais ce ne sera pas le traditionnel bâton du brigadier qui les frappera : trois pianos viendront s’écraser sur scène. Une image forte et clivante, puisque l’instrument est grand, sacré, que j’ai choisie pour que l’on soit immédiatement dans une ambiance particulière. Vous verrez également un très grand violon… Je ne vous dévoile pas quand il interviendra : il faut venir voir le spectacle pour le découvrir ! Un travail sur les couleurs montre un univers très gris que vient perturber le rouge du diable. Soyez attentif aux détails, ils seront nombreux !

Et pour le cirque ?
J’aime ce rapport au cirque qui oblige à ne pas fermer les yeux et être dans le présent. Les artistes circassiens dans leur pratique souvent dangereuse l’imposent. Ils proposent également un espace de réenchantement. Je les ai imaginés comme les doubles des personnages. Ils interviennent dans un décor qui représente la guerre, comme deux immeubles bombardés, en partie détruits. Le soldat se trouve pour moi entre la vie et la mort idéal pour cet espace féérique créé par ces figures qui interviennent comme dans un rêve. Est-ce un songe, la réalité ? Le burlesque, parfois convoqué, est utilisé comme un code à dynamiter. On rit d’une facétie avant de presque le regretter quelques secondes après, devant le tragique de l’histoire.

Histoire du soldat © Karelle Prugnaud

Des images vous-ont-elles marquées ?
Je me suis penchée sur la figure du violon dans l’art et j'ai découvert plusieurs tableaux de la Renaissance où l’on voit un diable voler l’instrument… J’ai en mémoire également des photos de guerres, anciennes ou plus contemporaines, qui traduisent la puissance de la musique. Des prisonniers fabriquent des instruments de fortune, on les voit jouer. Un instrumentiste au milieu d’un bâtiment dévasté provoque en moi toujours une émotion très forte, comme si la musique permettait de s’évader, s’envoler, partir… D’ailleurs la musique peut être considérée comme dangereuse pour ce motif, elle libère, émancipe. Un documentaire m’a également beaucoup marquée. Son propos rejoint un peu ce que peut vivre le soldat. On y voit des gagnants du loto qui changent de statut du jour au lendemain : de pauvre ils deviennent immensément riches. Cette richesse, loin de les combler, peut les conduire à leur perte : 75 % d’entre eux perdent tout leur argent au bout de cinq ans et se retrouvent souvent dans une solitude qui leur est insupportable, après avoir dépensé sans compter, sans réaliser le piège que peut constituer une fortune survenue comme cela. Je l’illustre dans le spectacle au travers d’une fresque, inspirée du travail de David LaChapelle, avec des gargouilles, le soldat comme endormi sa tête dans une télévision. J’inclus une référence au Jardin des délices de Jérôme Bosch lors du dîner avec le diable où tout semble possible, à portée de main, comme Pinocchio lorsqu’il se trouve dans la fête foraine où aucune limite ne semble possible. Ce rituel de l’humain face à lui-même, si ce n’est que notre soldat, trois ans plus tard, aura tout perdu et ne pourra retrouver son violon – il ne s’en rend compte que trop tard. Comme dans tout bon conte, la morale traverses les époques et s’applique avec une certaine force à notre société.

Vous travaillez avec une équipe au diapason...
Pour le moins ! Mon équipe est, bien entendu, très mélomane. Nikolaus Holz, jongleur et collaborateur artistique, incarne le diable et dit qu’il ne sait pas jouer du violon. Il place l'instrument sur son front, en équilibre : tout le monde est suspendu. Nous jouons là encore avec les codes, les risques, le déséquilibre. C’est ce que voulait Stravinsky : considérer la musique les yeux ouverts, que l'on soit tous ensemble dans le présent. Je travaille également avec Alizé Lehon, cheffe d’orchestre extraordinaire, une grande alliée pour ma mise en scène. Deux pianistes nous accompagnent durant les répétitions, avant l’arrivée des musiciens. Tout est fragmenté dans cette œuvre, les calages doivent être d’une précision d’horloger, d’autant que les musiciens seront dans le décor. Quant à la place de la cheffe, j’ai prévu plusieurs options et vais trancher tout à l’heure, puisque la prochaine répétition se déroule dans les décors. Je suis partagée entre l’impatience et cette peur qui me tenaille. Je rêve que les fantômes de Stravinsky et Ramuz soient dans la salle et adoubent mon travail !

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