Ballad opéra de John Gay et Johann Christoph Pepusch, dans une nouvelle version de Ian Burton et Robert Carsen, mise en scène : Robert Carsen. Conception musicale : William Christie.
Ecrit par John Gay en 1728, The Beggar’s Opera (L’Opéra des gueux), en créant une histoire autour de chansons préexistantes, est généralement considéré comme la première comédie musicale, avec près de trois cents ans d’avance sur cette mode. John Gay a repris certains des airs les plus connus de son époque, à la fois classiques et populaires, en les intégrant à un conte férocement satirique, dont l’action se place parmi les voleurs, les proxénètes et les prostituées de Londres. Cela vous rappelle quelque chose ? Rien n’a vraiment changé depuis la création du spectacle et les thèmes de L’Opéra des gueux continuent de hanter la télévision et le cinéma. Pour cette nouvelle production, nous essaierons de faire revivre l’atmosphère de transgression et d’inépuisable énergie qui anime l’oeuvre originale. Ainsi, Gay avec son sens aigu de l’observation, fait dire à l’un de ses personnages au début de l’acte 3 : « Les lions, les loups et les vautours ne vivent pas en troupeau ! De tous les animaux de proie, seul, l’homme vit en société. Chacun de nous fait de son voisin une proie ; et cependant, nous nous rassemblons en troupeau. »
Robert Carsen
Spectacle en anglais surtitré en français
Notre avis : A quel moment comprend-on qu’un spectacle dépasse nos espérances et que l’heureux spectateur se trouve face à ce qu’il convient d’appeler, sans en galvauder le sens, un chef d’œuvre ? Tout simplement dès les premières minutes lorsque mise en scène, énergie des musiciens et des comédiens chanteurs ; ces divers éléments combinés emportent tout sur leur passage. C’est le cas avec cette vision moderne de l’Opéra des Gueux. Grâce en soit rendue à William Christie et Robert Carsen : leur nouvelle collaboration confine à l’excellence. Preuve que cette pièce musicale de 1728 traverse magistralement les siècles. Notons qu’elle servit d’inspiration à de nombreux autres œuvres musicales*, la plus connue étant sans doute l’Opéra de quat’sous de Kurt Weill et Bertold Brecht.
Est-ce la première comédie musicale ? Franchement, qu’importe ! S’il fallait à tout prix chercher une antériorité dans la forme, cette parodie d’opéra s’apparente aux « juke box musicals » comme le souligne Robert Carsen. En effet nul air n’a été composé pour The Beggar’s opera : toutes les chansons étaient pré existantes et furent accommodées pour coller au livret, dont l’amoralité réjouit aujourd’hui encore. Il est de fait que les thèmes abordés ont rendu, lors de sa création, plus accessible cette « ballad opéra » au grand public, habitué jusqu’alors à entendre des histoires de divinités chamailleuses. Ici il est plutôt question d’une population grouillant dans les bas fonds. Avec brio, espièglerie et un sens de l’à propos jubilatoire, Carsen et Ian Burton ont modernisé le livret sans le dénaturer le moins du monde, bien au contraire. L’examen des plus vils instincts de l’être humain en société conduit à ce jeu de massacre où nul personnage n’attire la sympathie, mais où tous entrent en résonnance d’une étonnante manière avec le spectateur. Corruption, avidité, égoïsme,… toute une panoplie rendue délicieusement horrible par cette mise en scène à la scénographie excellente qui épouse les moindres recoins de ces Bouffes du Nord, haut lieu de création s’il en est.
Il convient à présent de mentionner la troupe, dont certains visages sont bien connus des amateurs de comédie musicale. Plutôt que des chanteurs aux voix opératiques, le tandem a souhaité, avec raison, s’orienter, vers des comédiens chanteurs qui disposent d’une solide expérience, pour la plupart, dans le monde du musical. Ainsi Beverley Klein, qui tient le double rôle de Ms Peachum et d’une prostituée (personnage inventé pour l’occasion), a‑t-elle déjà brillé sous les ors du Châtelet, mise en scène par le regretté Lee Blakeley. Elle fut une parfaite sorcière dans Into the woods, par exemple. Sur la scène des Bouffes du Nord, elle happe littéralement le spectateur à chaque entrée en scène. Les autres rôles féminins : Kate Batter (Polly) et Olivia Brereton (Lucy) se produisent fréquemment dans le West End, notamment dans Phantom of the Opera. Le jeune Benjamin Purkiss, qui a la rude tâche d’endosser le rôle de Macheath, il possède déjà un sérieux bagage (Allegro, Legally blonde, Kiss me Kate, Sunday in the park with George,…). Quant à Kraig Thornber, qui incarne l’infâme Lockit, il fut un habitué du Rocky Horror Show, parmi bien d’autres shows. Mais il conviendrait de citer l’intégralité de la troupe, des premiers aux seconds rôles, tant ces « performers » britanniques déploient une énergie épatante, avec en prime quelques chorégraphies inspirées directement par la danse contemporaine et les arts de la rue. Arts de la rue que l’on retrouve dans ces innombrables cartons qui peuplent la scène et avec lesquels les musiciens et les acteurs jouent, proposant un décor évolutif particulièrement inspiré.
Aucune raison de bouder son plaisir devant ce spectacle ramassé en moins de deux heures. Le rythme est soutenu, la farce féroce qui épingle les travers de nos contemporains en faisant référence aux personnages politiques du moment provoque une réelle jubilation teintée d’une sourde angoisse : rien n’a évolué véritablement depuis le XVIIIe siècle…
Les représentations parisiennes affichent quasiment complet : une tournée internationale est prévue, de juillet 2018 à février 2019. Les informations sur le site du théâtre.
* Laurent Valière y consacra sa 42ème rue du dimanche 22 avril. Cliquez ici pour la réécouter.