Comme un chien dans un jeu de quille, ou plutôt comme un fonctionnaire sur un bateau. En allant inspecter le croiseur de guerre Le Montesquieu, le haut-commissaire Puy Pradal, accompagné de sa fille Béatrice, 20 ans, ne se doute pas que le coup de roulis fortuit occasionné par sa présence va bouleverser les cœurs de tous les protagonistes. Sa fille se pique de deux marins, l’un jeune (Kermao), l’autre mûr (Gerville), et son père s’entiche au Caire d’une comédienne dont on soupçonne qu’elle entretient une liaison avec lui pour pouvoir entrer à la Comédie-Française. Par-delà la farce, ce sont les trois âges de l’amour que cette opérette célèbre, et l’on en sort en se demandant si le plus vigoureux n’est pas celui des seniors…
Dernière œuvre du compositeur André Messager – et pas la moins vivante –, sur un livret de son complice Albert Willemetz, ce Coups de roulis adapté d’un roman de Maurice Larrouy compta dans sa distribution à sa création, en 1928, un certain Raimu. Il est aujourd’hui repris par la compagnie des Frivolités Parisiennes, qu’on avait pu voir la saison dernière à l’Athénée avec Là-haut de Maurice Yvain – une compagnie qui exhume et magnifie depuis dix ans le répertoire lyrique léger français. Pour cette production, la mise en scène, confiée à Sol Espeche, s’inspire des telenovelas, envisageant les trois actes de l’opérette en autant d’épisodes de soap opera – tandis que la direction musicale, confiée à la baguette montante Alexandra Cravero, fait résonner, à travers l’orchestre des Frivolités, les airs et harmonies, légers et ciselés, d’André Messager.
Notre avis : Attention, préparez-vous à vous embarquer pour un ouragan de drôlerie, des tornades de rire ! On connaissait le talent des Frivolités Parisiennes pour insuffler un nouvel élan à des opérettes qu’on penserait désuètes (Là-haut la saison dernière), on n’imaginait pas que cette traversée de la Méditerranée à bord du croiseur Le Montesquieu nous ferait nous gondoler à ce point !
Le livret d’Albert Willemetz réunit déjà tous les ingrédients indispensables à la comédie haut de gamme : des situations invraisemblables, des personnages truculents, des répliques affûtées, des calembours bien placés, des rebondissements absurdes… Le cœur de la jeune Béatrice balance entre un enseigne de vaisseau, du même âge qu’elle mais coureur de jupons, et le commandant du navire, au tempérament rassurant mais dont les tempes sont déjà grisonnantes ; son père, un haut-commissaire censé contrôler les dépenses de la Marine, n’a vraiment pas le pied marin et tombe sous le charme d’une intrigante et pulpeuse vedette égyptienne qui cherche à entrer à la Comédie-Française… Et c’est tout naturellement que la metteure en scène Sol Espeche choisit de faire de cette extravagante épopée un soap opera en trois épisodes, savoureux croisement entre La croisière s’amuse et Les Feux de l’amour. Le lever de rideau puis les transitions entre les actes sont autant d’occasions de jouer à fond la carte de la parodie grâce à des génériques filmés désopilants ou des publicités poilantes – sans oublier d’impayables « Précédemment dans Coups de roulis… ». Cette plongée dans le pastiche fonctionne à merveille car elle est sans retenue mais sans excès non plus : les artistes donnent ce qu’il faut de surjeu exactement aux moments propices pour créer le second degré qui fait s’esclaffer le public.
De ces mêmes artistes, on admire également la vivacité, l’énergie dans les dialogues parlés, la caractérisation des personnages, la finesse d’interprétation, l’intensité dans les parties chantées – dans un français parfaitement compréhensible sans surtitres –, les timbres séduisants. Chacun.e, rôles principaux comme secondaires ou chœur des femmes, tient sa partie avec une grande maîtrise et une joie communicative.
La partition d’André Messager – sa dernière, qui date de 1928 – offre d’entraînantes mélodies, des airs subtils aux accents délicats, un brin de mélancolie, des ensembles au tempo enlevé, des duos langoureux ou électriques, des tonalités vaguement orientales, des clins d’œil au siècle précédent – Offenbach, le grand opéra à la française revu et détourné –, des rythmes chaloupés caractéristiques des Années folles… Les Frivolités Parisiennes, ici dirigées par Alexandra Cravero, voguent en mer connue, avec toujours une grâce et une ardeur qui mettent la salle en liesse.
N’hésitez pas : montez à bord sans attendre et laissez-vous chavirer de rire par ces Coups de roulis !