Jule Styne, le compositeur de Funny Girl (entre autres…) 2/2

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Pour­suiv­ons notre décou­verte du par­cours du génial Jule Styne, com­pos­i­teur de Fun­ny Girl. Nous l’avons lais­sé en plein tri­om­phe, celui de Gyp­sy

Pour don­ner suite à ce suc­cès, il sem­blait presque impos­si­ble que Jule Styne puisse faire mieux, et de fait, les deux œuvres aux­quelles il s’attaque immé­di­ate­ment après avec Bet­ty Com­den et Adolph Green comme col­lab­o­ra­teurs, Do Re Mi et Sub­ways Are For Sleep­ing sont des suc­cès mit­igés, en dépit de la présence de Phil Sil­vers dans la pre­mière et de Syd­ney Chap­lin et de Car­ol Lawrence, la Maria de West Side Sto­ry, dans la sec­onde.

Le troisième essai sera, une fois de plus, le bon. En effet, Styne s’associe avec Bob Mer­rill pour une nou­velle comédie musi­cale, Fun­ny Girl, inspirée par la car­rière de Fan­ny Brice, une comé­di­enne de vaude­ville bien con­nue dans les années 1920 et 1930, qui était la vedette des spec­ta­cles de Flo Ziegfeld, les fameuses Ziegfeld Fol­lies, qui font salle comble à l’époque. Mais c’est surtout ses rap­ports avec le gang­ster Nick Arn­stein qui donne au com­pos­i­teur et à son paroli­er la fibre qu’il leur faut pour étof­fer leur pièce et le livret dû à Iso­bel Lonnart.

Une actrice d’extraction juive hon­groise, Fan­ny Brice (Fania Borach de son vrai nom) est née à Man­hat­tan en 1891. En 1908, poussée par le démon de la scène, elle aban­donne ses études pour se join­dre à la troupe d’un spec­ta­cle de vaude­ville, The Girls from Hap­py Land Star­ring Slid­ing Bil­ly Wat­son. Son suc­cès est instan­ta­né. Mime, comé­di­enne, actrice, chanteuse, elle est engagée par Flo Ziegfeld en 1910 et en 1911, pour tenir la vedette de ses revues à grand spec­ta­cle, les Ziegfeld Fol­lies. Elle a tout juste 19 ans. Elle revient à la tête des Fol­lies dix ans plus tard et y restera jusqu’en 1934. En 1921, elle inter­prète la chan­son qui va être son plus grand suc­cès, « My Man », ver­sion améri­caine sur des paroles anglais­es de Chan­ning Pol­lock de « Mon homme » de Mau­rice Yvain, Jacques-Charles et André Willemetz, que Mist­inguett avait créée l’année précé­dente au Casi­no de Paris dans la revue Paris qui jazz. Dans le spec­ta­cle des Ziegfeld Fol­lies de 1921, Fan­ny Brice chante égale­ment un autre air qui restera à jamais gravé dans son réper­toire, « Sec­ond Hand Rose » de Grant Clarke et James F. Hanley.

En plus de sa presta­tion dans les revues de Flo Ziegfeld, en 1936 Fan­ny Brice devient égale­ment une vedette de la radio où elle joue une gosse tur­bu­lente et pleine de verve, Baby Snooks, dont les mésaven­tures sont suiv­ies assidû­ment chaque semaine par des mil­lions d’auditeurs jusqu’en 1951, date de sa dis­pari­tion. Comme le dira Everett Free­man, pro­duc­teur de l’émission : « Quand elle était devant le micro, elle deve­nait Baby Snooks. Pen­dant près d’une heure après l’émission, elle était encore Baby Snooks. Petit à petit elle repre­nait sa voix naturelle, mais le per­son­nage de Baby Snooks, sa façon de penser, ses atti­tudes ne dis­parais­saient pas pour autant. »

« Snooks, c’était moi quand j’étais gosse » dis­ait la comé­di­enne, qui ajoutait : « Elle a de l’imagination. Elle vit sa vie. Elle a sa façon de faire. En dépit de ses facéties, c’est une gen­tille petite fille que j’aime bien, gamine mais pas méchante pour un sou. Quand je l’interprète, je la prends au sérieux comme si elle exis­tait vrai­ment. Je deviens Snooks. Pen­dant les 20 min­utes et quelques que dure l’émission, Fan­ny Brice n’existe pas pour moi. »

Mais ce qui va mar­quer la vie de Fan­ny Brice c’est la liai­son qu’elle entre­tient avec Julius « Nicky » Arn­stein, un joueur pro­fes­sion­nel et escroc dont elle fait la con­nais­sance en 1910 et dont elle tombe amoureuse bien qu’il soit déjà mar­ié. Con­damné à 14 mois de prison pour ses activ­ités, Fan­ny ira le voir chaque semaine à Sing Sing où il purge sa peine, et quand sa femme deman­dera le divorce, elle vivra avec lui pen­dant six ans avant de l’épouser en 1918. En 1924, Arn­stein est à nou­veau con­damné pour un vol d’actions à Wall Street et passe trois ans dans la prison fédérale de Leav­en­worth. Remis en lib­erté sous cau­tion, il dis­paraît, bien qu’il con­tin­ue de vivre dans l’anonymat le plus com­plet et sans plus se man­i­fester jusqu’en 1965. Bien con­tre son gré, Fan­ny demande et obtient le divorce en 1927, et obtient la garde de leurs deux enfants, dont Frances, qui épousera le pro­duc­teur de films Ray Stark — ce dernier sera égale­ment le pro­duc­teur de Fun­ny Girl présen­tée en 1964 et du film qui en sera tiré qua­tre ans plus tard.

Lui-même joueur invétéré depuis des années, Jule Styne est dans son élé­ment avec cette his­toire qui lui plaît puisqu’elle met en scène des per­son­nages qui lui sont fam­i­liers. Qui plus est, il mise sur une toute jeune actrice qu’il a vue récem­ment dans I Can Get It For Your Whole­sale et dont il a appré­cié la presta­tion. Elle s’appelle Bar­bra Streisand et il la voit très bien dans le rôle de Fan­ny Brice. Il a pour­tant du mal à con­va­in­cre David Mer­rick, l’un des « mon­stres de la pro­duc­tion » à Broad­way, qui envis­age de mon­ter la pièce avec Mary Mar­tin, une valeur sûre du théâtre musi­cal, dans le rôle prin­ci­pal, puis avec Car­ol Bur­nett ou avec Anne Ban­croft ; Ray Stark et son épouse, ain­si que Jerome Rob­bins, le choré­graphe de West Side Sto­ry, tous impliqués dans cette œuvre nou­velle, sont égale­ment réticents.

Au départ, Styne voulait aus­si que Sond­heim, son co-équip­i­er dans Gyp­sy, devi­enne son paroli­er, mais se dernier se récuse : le sujet ne l’inspire pas. D’ailleurs il veut vol­er de ses pro­pres ailes. Finale­ment, Bob Mer­rill, dont les chan­sons pour Car­ni­val en 1961 ont sat­is­fait David Mer­rick, main­tenant co-pro­duc­teur avec Ray Stark, s’associe avec lui pour écrire les paroles. Rob­bins aban­donne momen­tané­ment le pro­jet et est rem­placé d’abord par Gar­son Kanin qui a réglé la choré­gra­phie de Do Re Mi, une autre pro­duc­tion de Mer­rick en 1960, puis quand les choses devi­en­nent dif­fi­ciles, par Car­ol Haney, l’assistante de Rob­bins qui revient bien­tôt sur scène pour super­vis­er toute la pro­duc­tion. Après un temps, Mer­rick lui-même cède la place à Stark qui en reste le seul producteur.

Quant à Streisand, c’est elle qui est finale­ment choisie. C’est d’autant plus sur­prenant que lors de son audi­tion, « elle avait un air dégueu­lasse », comme Styne le remar­que. « Elle avait mis des bottes noires, un man­teau rouge à la cosaque. On aurait dit qu’elle s’était habil­lée avec des frusques lais­sées pour compte. Elle avait l’air de n’importe quoi, mais cer­taine­ment pas d’une vedette. »

Mieux encore, alors qu’elle joue une scène dans laque­lle elle est cen­sée pleur­er, son jeu est telle­ment mau­vais que Rob­bins, qui a passé près d’une heure à lui mon­tr­er ce qu’on attend d’elle s’exclame : « Bar­bra, tu es cen­sée chialer », ce à quoi elle rétorque : « Com­ment voulez-vous que je chiale avec ces répliques qu’on m’a don­nées ? » Une telle imper­ti­nence est suff­isante pour qu’on vous mon­tre la porte, mais après un moment de silence gêné, Iso­bel Lennart se lève et répond : « Vous avez rai­son, Mlle Streisand. Ces répliques sont ter­ri­bles, et c’est moi qui les ai écrites. » Tout le monde s’esclaffe, même Rob­bins qui se rend compte qu’il a affaire à une véri­ta­ble artiste.

Après trois ans d’une marche dif­fi­cile vers la con­sécra­tion et cinq délais occa­sion­nés par des mod­i­fi­ca­tions sub­stantielles, Fun­ny Girl débute enfin à Broad­way le 26 mars 1964 dans un délire de cri­tiques, pas tant pour la pièce que pour sa vedette. « Fun­ny Girl a con­nu telle­ment de retards et de déboires… que seul quelqu’un avec un cœur endur­ci aurait pu souhaiter que ce soit un échec » écrit Richard Watts dans le New York Post, l’un des quo­ti­di­ens de la ville. « Miss Streisand peut tourn­er la souf­france en une ver­tu quand on lui per­met de s’exprimer en chan­sons » déclare Howard Taub­man dans le très influ­ent New York Times. Quant à Nor­man Nadel, il s’extasie dans le World-Telegram & Sun : « Gloire à toi, Bar­bra Streisand. Fan­ny Brice elle n’est pas ! Mais c’est là tout le para­doxe de cette comédie musi­cale – une actrice au tal­ent spec­tac­u­laire dans le rôle d’une autre actrice au tal­ent spec­tac­u­laire, mais qui n’est pas et qui n’essaie même pas d’être la femme qui est le sujet de cette œuvre. Streisand préfère incar­n­er Streisand en 1918, et le fait est qu’elle est tout sim­ple­ment superbe. Cette jeune actrice serait un joy­au dans n’importe quelle pièce. Une comé­di­enne au tal­ent spon­tané, une chanteuse dotée d’une voix puis­sante et d’une per­son­nal­ité qui résonne comme un gong, elle donne à tout instant des fris­sons aux spec­ta­teurs… Quant à la par­ti­tion musi­cale… Styne a écrit de bons morceaux ici, comme d’ailleurs dans la plu­part des pièces aux­quelles il s’est attaché. Mais ce n’est pas son meilleur essai. »

En dépit de cette dernière remar­que quelque peu désoblig­eante, la par­ti­tion de Fun­ny Girl va révéler plusieurs chan­sons qui font mouche dont « I’m The Great­est Star », « Don’t Rain On My Parade » et « The Music That Makes Me Dance ». Mais l’air qui rem­porte tous les suf­frages est « Peo­ple », que Streisand chante en solo avec toute la vigueur req­uise. Un 45 tours enreg­istré pour Colum­bia le 20 décem­bre 1963 et mis en vente le 21 jan­vi­er 1964 se hisse sans efforts au som­met des charts en avril et y reste pen­dant 19 semaines. Son suc­cès et celui de la pièce, qui restera à l’affiche le temps de 1 348 représen­ta­tions, met­tent Streisand au rang des grandes vedettes, ce qu’elle con­firmera rapi­de­ment, et notam­ment encore quand elle repren­dra le rôle de Fan­ny Brice dans la ver­sion filmée de Fun­ny Girl qui sort sur les écrans le 18 sep­tem­bre 1968 et dans Fun­ny Lady, suite de l’histoire de la comé­di­enne, sor­ti le 15 mars 1975.

Entre-temps, Jule Styne ne s’endort pas sur ses lau­ri­ers. En 1964, il reprend son asso­ci­a­tion avec Com­den et Green pour réalis­er la par­ti­tion d’une comédie musi­cale qui promet beau­coup, Fade-Out Fade-In, dans laque­lle la comé­di­enne Car­ol Bur­nett incar­ne une jeune star­lette qui espère devenir une grande vedette à Hol­ly­wood dans les années 1920. Mal­heureuse­ment, la pièce, dont la pre­mière est le 26 mai 1964, ne tient pas longtemps et s’in­ter­rompt après seule­ment 199 représen­ta­tions quand Bur­nett, vic­time d’un acci­dent qui l’empêche de se pro­duire, est for­cée de quit­ter la dis­tri­b­u­tion. Elle revien­dra en tête d’affiche pour une reprise qui débute le 15 févri­er 1965 avant de s’ar­rêter défini­tive­ment après 72 représentations.

Styne, de son côté, tra­vaille déjà à une autre œuvre écrite spé­ci­fique­ment pour la chanteuse Leslie Uggams, Hal­lelu­jah, Baby !, pour laque­lle il s’associe à nou­veau avec Com­den et Green. C’est un suc­cès et un échec ! Un échec parce que les cri­tiques s’en pren­nent à ce qu’ils con­sid­èrent une œuvre quelque peu con­de­scen­dante qui essaie de prof­iter des polémiques sociales qui assom­bris­sent l’horizon poli­tique aux États-Unis. C’est l’époque à laque­lle Mar­tin Luther King est assas­s­iné, Mal­colm X délivre des dis­cours enflam­més con­tre les Blancs, et les Noirs se révoltent et incen­di­ent les quartiers de Watts à Los Ange­les et dans d’autres villes des États-Unis. Et cette his­toire d‘une jeune chanteuse noire qui grav­it les éch­e­lons de la gloire en tra­ver­sant les décen­nies du début du siè­cle jusqu’aux temps mod­ernes n’est guère faite pour calmer les esprits. C’est pour­tant un suc­cès puisqu’à la remise des Tonys, les Oscars du théâtre, Hal­lelu­jah, Baby ! se voit décern­er celui de la meilleure comédie musi­cale de l’année, tan­dis que Styne et ses deux col­lab­o­ra­teurs empochent celui de la meilleure par­ti­tion musi­cale, la pre­mière (et seule) fois que Styne se voit ain­si récom­pen­sé. Peu importe d’ailleurs : la pièce, qui avait fait ses débuts le 26 avril 1967, a déjà fer­mé bou­tique après avoir don­né seule­ment 293 représentations.

Mais, une fois de plus, Styne est déjà à l’œuvre sur un autre pro­jet, Dar­ling of the Day, qu’il écrit avec une autre gloire de Broad­way, le paroli­er E.Y. Har­burg, bien con­nu pour avoir écrit les paroles de « Over the Rain­bow », la chan­sons-clé du film Le Magi­cien d’Oz, ain­si que celles de la comédie musi­cale Finian’s Rain­bow. Ce sera un échec ! Puis Styne se con­sacre à une autre œuvre, Pret­ty­belle, écrite pour l’actrice Angela Lans­bury, qui n’arrivera même pas à Broad­way, avant d’essayer d’adapter pour la scène la trame du film Lilies of the Field, dont Syd­ney Poiti­er était la vedette, pro­jet qui avortera égale­ment avant même ses débuts à New York.

Finale­ment, en 1972, Styne s’oriente avec Bob Mer­rill vers une adap­ta­tion scénique de Some Like It Hot, le film mis en scène par Bil­ly Wilder en 1959, dont Mar­i­lyn Mon­roe, Tony Cur­tis et Jack Lem­mon étaient les vedettes. La pièce, pro­duite par David Mer­rick, ver­ra le jour le 9 avril 1972 sous le titre Sug­ar et restera à l’affiche pen­dant 18 mois, un raisonnable suc­cès. Ce sera son dernier effort ! Atteint de trou­bles res­pi­ra­toires, il dis­paraît le 20 sep­tem­bre 1994.

« J’ai eu une exis­tence pas­sion­nante et très active », dira-t-il quand on lui demande com­ment il analyse sa vie et ce qu’il a accom­pli. « J’ai tra­vail­lé avec des gens qui étaient excep­tion­nels, et avec des génies qui ont créé des choses incroy­ables, aus­si bien au ciné­ma qu’au théâtre. Cer­tains comp­taient par­mi les artistes les plus tal­entueux de notre époque. N’importe quel com­pos­i­teur qui a la chance d’écrire des chan­sons pour Sina­tra ou Streisand dans le cours de sa vie peut s’estimer heureux. Mais je pense aus­si à Gyp­sy. J’ai eu une chance extra­or­di­naire de pou­voir tra­vailler avec des gens comme Jerome Rob­bins, Arthur Lau­rents, Steve Sond­heim, Ethel Mer­man… Que de tal­ents pour un seul spec­ta­cle ! Je suis fier d’avoir tra­vail­lé sur cette pièce et sur bien d’autres encore, mais je n’aime pas me pencher sur mon passé. Ce qui est plus intéres­sant, c’est ce qui arrive main­tenant, c’est ce qui arrivera demain… »