Cyd Charisse et Fred Astaire marchent côte à côte dans un parc nocturne. Ils traversent sans s’arrêter une piste de danse où évoluent des couples, puis se retrouvent seuls dans un espace éclairé par la lune, tandis que la musique a changé de mélodie. Ils ne marchent déjà plus et ne dansent pas encore. Ce moment iconique de Tous en scène (The Band Wagon, 1953), mis en scène par Vincente Minnelli, produit par Arthur Freed pour la MGM, chorégraphié par Michael Kidd sur une musique d’Arthur Schwartz, est exemplaire d’un genre, le musical classique hollywoodien, qui célèbre l’art de la transition entre un réel quotidien et un imaginaire magique, fantasmé, spectaculaire.
Comment ce genre cinématographique est-il né et a‑t-il évolué ? quelle relation garde-t-il avec ses origines théâtrales ? à quel point a‑t-il réussi à conjuguer la singularité d’une vision créatrice et la collaboration d’incomparables savoir-faire ? sous quelle forme se perpétue-t-il jusqu’à aujourd’hui ? Du Chanteur de jazz (1927) à La La Land (2016), en passant par le génie de Busby Berkeley, de Gene Kelly et de Bob Fosse, ou par les réflexions inédites de Ginger Rogers, cet ouvrage qui réunit les meilleurs spécialistes du musical tente de répondre à ces questions, en remontant aux sources de notre bonheur.
Notre avis : Ce corpus d’articles érudits (voir le sommaire complet plus bas) intéressera avant tout les plus avancés sur la voie du musical, qui voudront se plonger dans les détails cinématographiques ou musicaux de telle ou telle œuvre, explorer les rapprochements entre tel compositeur et tel metteur en scène, découvrir une perspective inédite de tel ou tel concept de représentation à l’écran… Plusieurs chapitres, plus généralistes, plus accessibles, pourront toutefois attirer un lectorat plus large mais tout aussi curieux.
L’ouvrage, foisonnant de références, se concentre naturellement sur l’Âge d’or d’Hollywood sans pour autant oublier de jeter des ponts vers l’époque contemporaine – La La Land et les séries musicales notamment. Les nombreuses et riches illustrations – photos de films et de tournages, affiches, supports de communication… – viennent agréablement étayer un discours souvent pointu, toujours pertinent. Les auteurs étudient leur fascinant sujet par le prisme du chant et de la danse ; de la technique cinématographique ; de la dualité/rivalité avec Broadway ; de la condition sociale dans un pays qui vient de connaître la Grande Dépression ; de la relation entre les sexes, de la représentation de la femme ; d’une identité artistique américaine qui cherche à se construire par son folklore et son histoire propres…
On prend par exemple conscience de la façon dont une série comme Glee s’approprie les grands classiques ; que les chansons d’Un Américain à Paris ne sont interprétées que par des hommes et que les chorégraphies de Busby Berkeley, souvent considérées comme sexistes, constituent paradoxalement un espace d’expression féministe ; que les westerns font naturellement partie intégrante du genre musical ; que plusieurs numéros musicaux dans des films apparemment légers rendent hommage aux survivants de la Grande Guerre ou soulignent la précarité des années 1930 ; à quel point une comédie musicale scénique se transforme et se réinvente en un produit hollywoodien par les possibilités multiples qu’offrent le montage et le mouvement de la caméra, par le redécoupage du livret, par le choix de décors extérieurs ou non, par l’utilisation intégrale ou non de la musique originelle, par l’éventuel remplacement des artistes de Broadway par des stars plus rentables mais vocalement moins affûtées ou « chorégraphiquement » plus raides…
Tous ces points de vue méritent assurément qu’on s’y attarde, pour comprendre comment le genre du musical hollywoodien affirme ses racines et son identité, se départ du cadre scénique, se singularise d’un point de vue de la création artistique et du divertissement commercial, poursuit son évolution… Des extraits d’un entretien inédit accordé par Ginger Rogers en 1970 referment avec élégance cette plongée bouillonnante dans un univers familier qui n’a pourtant pas fini d’être exploré.
Le livre est disponible sur le site des Impressions nouvelles.
N. T. Binh était l’invité de Philippe Venturini le 3 juillet 2021 dans « Sous la couverture » sur France Musique. L’émission est disponible à la réécoute.
Conversation avec N.T. Binh (scénariste, critique de cinéma, réalisateur, essayiste, universitaire) et José Moure (professeur en études cinématographiques, universitaire, essayiste) pour Microciné , la revue de cinéma et de télévision :
Sommaire
Fondation
- Pierre Berthomieu – « Unending Sounds » : héritage du Porgy and Bess de Rouben Mamoulian (1927 à 1959)
- Francis Bordat – Pre-Code Busby Berkeley
- Rick Altman – De l’homosocial à l’hétérosexuel : le double projet de la comédie musicale
- Martin Laliberté – Points et contrepoints : modèles et mixité dans les numéros de danse filmés de Fred Astaire
- Caroline Emmet – La Folle Parade : une Amérique en cavalcade
- Christian Viviani – Broadway-Hollywood-Broadway : Richard Rodgers, de Hart à Hammerstein
- Adrienne L. McLean – Le glamour et le corps dansant dans la comédie musicale hollywoodienne
Figures et œuvres
- Alain Masson – Danse et caméra
- Beth Genné – L’œil du peintre, l’œil du danseur : Kelly et Minnelli
- Karen McNally – Refoulement, expression, perturbation : l’image de Frank Sinatra dans le musical hollywoodien
- Sarah Leperchey – De Broadway à Greenwich Village : My Sister Eileen, classique et atypique
- Marc Cerisuelo – L’année 1957, Silk Stockings et la « coleporterisation » de Ninotchka
Enjeux et continuité
- Yosr Ben Romdhane – Immersion et émersion, mise en scène en stéréoscopie dans le musical
- Benoît Rivière – Place au rythme ! Enjeux de structurations esthétiques dans les musicals hollywoodiens
- Cécile Gornet – Confusion des genres : musicals westerniens et wersterns musicaux
- Charlotte Aumont – De la comédie au musical. Une pratique du remake dans les années 1940 et 1950
- Fanny Beuré – L’empreinte du musical classique sur les séries musicales contemporaines