Jamais dans toute l’histoire de Broadway les théâtres n’avaient fermé, jamais pendant les deux guerres mondiales de 14–18 et 39–45, jamais pendant les conflits en Corée et au Viêt Nam ; et même pas suite aux attentats du 11 septembre 2001. Mais le 12 mars 2020, par ordre du gouverneur de l’État de New York, Andrew Cuomo, tous les théâtres ont été obligés de baisser le rideau à cause de l’épidémie de coronavirus qui faisait des dégâts dans le pays. D’un seul coup, plus de 62 000 personnes (acteurs, actrices, metteurs en scène, chorégraphes, musiciens, costumiers et autres) s’étaient retrouvés sans emploi. La crise allait durer 560 jours.
C’est donc avec beaucoup d’impatience que l’on attendait la reprise des spectacles, et c’est ce qui a commencé à se réaliser depuis le début du mois de septembre. Mais quand on parle de Broadway, on pense surtout aux grands titres qui sont à l’affiche depuis des années – Le Fantôme de l’Opéra, Le Roi lion, Aladdin, Wicked, Chicago et bien d’autres encore qui, petit à petit, ont repris le chemin du succès. Mais le véritable retour aux activités de Broadway et le signe de son renouveau, ce sont les œuvres qui peuvent maintenant faire leurs débuts et, elles l’espèrent, rejoindre ces comédies musicales célèbres et leur longue durée à l’affiche.
Ce renouveau débute avec l’arrivée de SIX, une comédie musicale originale signée par deux anciens étudiants à l’université de Cambridge, Toby Marlow et Lucy Moss, également responsable de la mise en scène exubérante avec Jamie Armitage. Le spectacle met en vedette les six épouses du roi Henry VIII d’Angleterre, coureur de crinolines invétéré qui, au fil de ses désirs, se débarrassait de ses royales compagnes, soit en les envoyant finir leurs jours dans un couvent, soit en leur tranchant le cou.
Qu’on ne s’y méprenne pas : si cette histoire peut sembler dramatique – elle a d’ailleurs fait l’objet de nombreuses pièces et opéras –, elle est traitée ici avec légèreté puisque les six victimes de ces excès témoignent de leur misérable existence dans un concert/concours pop qui permettra à la gagnante de devenir la chanteuse qui se produira avec le groupe musical sur scène – cette dernière, nous informe-t-on non sans un clin d’œil complice, sera choisie parce qu’elle sera la perdante de cette compétition entre les six candidates…
L’œuvre met donc en scène six actrices dynamiques et pleines de ressources vocales : Adrianna Hicks (Catherine d’Aragon), Andrea Macasaet (Anne Boleyn), Abby Mueller (Jane Seymour), Brittney Mack (Anne de Clèves), Samantha Pauly (Katherine Howard) et Anna Uzele (Catherine Parr), extraordinaires de talent et en pleine possession de leurs moyens. Bien entendu, elles ne présentent aucune ressemblance physique avec les personnages historiques et, de fait, l’une est asiatique, deux sont noires, une autre est d’origine latine, et les deux dernières sont blanches. Chacune s’exprime dans des chansons choisies pour illustrer les déboires de chaque reine, dans des styles qui empruntent aux formes modernes d’expression : pop, hip hop, soul, electronica…
Elles bénéficient du soutien musical musclé des quatre musiciennes qui les accompagnent (piano, guitare, basse et percussion), ce qui donne à l’ensemble une cohésion qui est particulièrement enthousiasmante. D’ailleurs les spectateurs ne s’y trompent pas, dont beaucoup semblent déjà connaître par cœur les paroles des chansons.
Fait notoire intéressant et significatif : la conception et la réalisation scéniques de la pièce sont entièrement dues à des femmes – c’est donc également un hommage à leurs prouesses et à leurs talents. Le succès de ce musical est sans aucun doute la preuve qu’elles ont beaucoup de choses à dire et qu’elles le disent bien et avec justesse. SIX donne le coup d’envoi des jours meilleurs à Broadway et devrait connaître une longue carrière à l’affiche… Ce serait mérité.