Fort mal connu aux États-Unis, sauf bien sûr dans les milieux théâtraux, et totalement inconnu en France, où le théâtre Marigny présente ce mois-ci Funny Girl, l’une de ses œuvres maîtresses, Jule Styne a pourtant composé des airs qui ont marqué leur époque et qui sont encore sur toutes les lèvres – « Diamonds Are a Girl’s Best Friend », interprété par des artistes célèbres telles que Marilyn Monroe ou Madonna ; « Three Coins in the Fountain », chanson-titre du film La Fontaine des amours, sorti en 1954 ; « Saturday Night (Is The Loneliest Night in the Week) », qui fut un tube pour Frank Sinatra ; ou encore, pour les amateurs de chansons de Noël, « Let It Snow ! Let It Snow ! Let It Snow ! » et « The Christmas Waltz », reprises chaque année à la période des fêtes.
Chantre du théâtre, du cinéma et de la chanson populaire américaine, Styne est l’un des grands compositeurs à s’être exprimé avec autant de succès aussi bien à Broadway qu’à Hollywood, pour ne citer que ces deux pôles.
Il est né Julius Kerwin Stein le 31 décembre 1905 à Londres, dans une famille d’émigrés ukrainiens, propriétaires d’un petit magasin de fruits et primeurs dans la capitale anglaise. Très jeune, il manifeste du goût pour la scène et fait des imitations d’acteurs et de chanteurs connus à l’époque, dont le comédien Harry Lauder qui, après l’avoir vu dans l’une des ses prestations alors qu’il n’a que trois ans, lui suggère d’étudier le piano. C’est ce qu’il va faire, mais seulement après que ses parents eurent émigré à nouveau en 1912, cette fois aux États-Unis, où ils s’installent à Chicago.
« Toute mon éducation musicale, je la dois à Chicago », va-t-il déclarer. « Les meilleurs musiciens noirs qui ont jamais vécu étaient à Chicago. Et on ne peut pas imaginer tous les musiciens qui firent leurs débuts dans cette ville – Benny Goodman, Gene Krupa, Muggsy Spanier, et Frankie Trumbauer, pour ne citer qu’eux ; et puis il y a eu Louis Armstrong, Earl Hines, Bix Beiderbecke, Eddie Condon, Jack Teagarden, Glenn Miller, Wingy Manone, Charlie Spivak, Harry James… Entre les musiciens blancs et les musiciens noirs, c’est tout le jazz et les big bands qui y sont passés. Le compositeur de musique de films Victor Young y a fait ses débuts comme violoniste ; David Rose également. Il n’y a jamais eu autant de musiciens de talent dans un seul endroit sur terre, en même temps. C’était un véritable gala… »
Ses parents n’avaient certes pas les moyens financiers nécessaires, mais ils achètent tout de même un piano afin que le gamin puisse en jouer ; ils lui paient également des leçons avec Esther Harris, professeur au collège de musique de la ville. Enfant prodige, il ne lui faut pas longtemps pour se faire un nom. Il a huit ans quand il se présente à un concours organisé par l’orchestre symphonique de Chicago et il y remporte une médaille d’argent. Un an plus tard, il joue en soliste avec des orchestres aussi réputés que ceux de St. Louis et de Detroit.
A l’âge de douze ans, après avoir déclaré en avoir seize pour pouvoir s’inscrire à l’Union des artistes, il joue dans un club de vaudeville. « Je jouais avec des orchestres classiques, mais pour me distraire, j’allais dans les boîtes de la ville ; il y en avait dans tous les quartiers. Le vaudeville était à la mode à l’époque, c’était une forme de spectacle qui attirait les gens. Mais c’est ce qui a fait de moi le compositeur que je suis devenu – j’avais une éducation classique, mais je jouais du bastringue, je jouais avec des orchestres de jazz et je donnais des leçons. »
A 20 ans, Styne décide de se consacrer uniquement à la chanson populaire et d’interpréter les airs à la mode en provenance de Broadway et de Tin Pan Alley, la source légendaire des grandes chansons de l’époque créées par des compositeurs comme Irving Berlin, Cole Porter, Jerome Kern et surtout les frères Gershwin. En 1926, il rejoint le groupe musical dirigé par Ben Pollack, où il retrouve des musiciens qui deviendront célèbres par la suite, comme Benny Goodman, Glenn Miller et Charlie Spivack.
En 1931, il forme son propre groupe et il écrit des arrangements d’airs connus pour ses musiciens ainsi que des morceaux de son cru. C’est cette dernière activité qui le motive à se tourner vers la composition pure et simple, et en 1937 il accepte un contrat que lui offre la 20th Century Fox à Hollywood, où il se rend et compose des chansons pour Shirley Temple et Alice Faye. C’est également à cette époque qu’il change son nom et devient Jule Styne pour éviter qu’on le confonde avec le Dr. Jules Stein, président de la firme musicale MCA.
Au début des années 1940, Styne quitte la Fox et va travailler pour Republic Pictures, moins connu mais dont les films, bon marché et de moindre qualité, sont pour la plupart des westerns qui ont beaucoup de succès. Parmi les acteurs qui sont sous contrat se trouvent les chanteurs Gene Autry et Roy Rogers, pour lesquels il compose des chansons qui deviendront célèbres dans des films tels que Melody Ranch, Back in the Saddle, Bad Man of Deadwood et Sheriff of Tombstone. Ses efforts lui valent d’être reconnu par la Motion Picture Academy et il est nominé aux Oscars pour « Who Am I ? » et « Change of Heart », qu’il a écrites pour une série de films musicaux distribués par le studio, The Hit Parade.
Mais c’est grâce à « I Don’t Want To Walk Without You », écrite avec Frank Loesser, alors uniquement parolier, pour le film Paramount Sweater Girl en 1942 qu’il connaît enfin le succès : la chanson se loge au top du Hit Parade dans l’interprétation qu’en donnent la big band de Harry James et sa vocaliste Helen Forrest. Maintenant lancé, Styne s’apprête à poursuivre sa route mais Loesser est appelé sous les drapeaux et il est contraint de trouver un nouveau partenaire. Finalement, son choix se porte sur Sammy Cahn qui, lui aussi, vient de connaître le succès grâce à la chanson « Bei mir Bist du Schön » interprétée par les Andrews Sisters.
Leur premier essai va être « (It Seems) I’ve Heard That Song Before » qui fait ses débuts dans le film Youth on Parade et pour laquelle Styne reçoit une nouvelle nomination aux Oscars. Harry James et son orchestra en feront également un Number One au Hit Parade. Rien après cela ne semble mettre un frein à la carrière du compositeur et de son parolier. Comme le dira Styne, « Nous écrivions tellement de chansons à succès dans les années 1940 que cela en devenait embarrassant. »
Parmi les airs populaires qui les signalent au grand public, les plus marquants sont « I Fall in Love Too Easily » dans Anchors Aweigh et « It’s Been a Long Long Time » dans It Happened in Brooklyn, toutes deux créées par Frank Sinatra en début de carrière au cinéma, et « It’s Magic » chantée par Doris Day dans ses débuts à l’écran, Romance on the High Seas. Fréquemment, leurs chansons sont nominées aux Oscars, mais ce n’est qu’en 1954 que la Motion Picture Academy reconnaît finalement leur succès et leur décerne la statuette tant convoitée pour la chanson-titre du film Three Coins in the Fountain.
Depuis quelques temps déjà, Styne et Cahn songeaient à se lancer dans un projet plus ambitieux que des chansons populaires ou des chansons de films. Bien que leurs activités jusque-là soient rentables et agréables, ils penchent tous les deux pour une carrière plus prestigieuse, à Broadway. La différence est notoire. Comme le souligne Styne : « À Hollywood vous écrivez des chansons, à New York vous êtes un compositeur. » En 1944, ils tentent l’aventure et écrivent les airs d’un spectacle musical, Glad To See You, qui doit éventuellement aller à New York. C’est un échec, et la pièce termine son parcours à Boston avant même d’atteindre son but. Mais il en reste une chanson, « (I Guess) I’ll Hang My Tears Out to Dry » qui connaît un modeste succès. « C’était mon premier spectacle pour Broadway, et j’avais pris la chose au sérieux , déclare Styne, mon nom était sur l’affiche et avant même la fin du premier acte, on nous avait jeté aux lions. C’était humiliant. »
Trois ans plus tard, Styne et Cahn passent à nouveau à l’attaque, cette fois pour un spectacle qui s’intitule High Button Shoes. Mis en scène par Jerome Robbins, Phil Silvers, comédien de la radio, et Nanette Fabray en sont les vedettes. Non seulement c’est un succès, mais la comédie musicale va rester à l’affiche pendant deux ans et demi. On l’évoque encore aujourd’hui grâce à deux chansons restées célèbres, « Papa, Won’t You Dance with Me ? » que Doris Day reprend et mène au sommet du Hit Parade, et « I Still Get Jealous », un tube pour Harry James.
Entre-temps les rapports entre Styne et Cahn commencent à s’effriter. Le premier apprécie l’énergie et le rythme de New York ; le second préfère la Californie où la vie est plus relaxe. D’ailleurs, quand il écrit ses paroles, c’est d’un premier jet, et il n’aime pas y revenir pour les modifier afin de satisfaire des changements dans les mélodies. Ils se séparent donc, « mais sans amertume et sans rancune », comme le souligne Theodore Taylor dans sa biographie de Jule Styne, « et ils réalisent un fondu enchaîné digne du meilleur film ». Cahn s’associe avec Jimmy van Heusen et Styne trouve en Leo Robin un parolier qui lui convient mieux.
Ce dernier, comme Styne, a débuté au cinéma. C’est à lui que l’on doit notamment les paroles de la chanson « Louise », créée par Maurice Chevalier en 1929 dans le film Innocents of Paris. Mais il a aussi à son actif celles de chansons fort connues comme « Beyond the Blue Horizon », « Love in Bloom » et « Thanks for the Memory », cette dernière interprétée par Bob Hope dans le film The Big Broadcast of 1938 et qui a remporté l’Oscar de la meilleure chanson.
Ensemble, Styne et Robin s’attaquent à leur premier projet, une comédie musicale qui aura un énorme succès, Gentlemen Prefer Blondes (Les Hommes préfèrent les blondes), d’après l’histoire inventée par Anita Loos de deux actrices chercheuses d’or des années 1920 qui vont à Paris pour un spectacle. La pièce fait de Carol Channing dans le rôle de Lorelei Lee l’une des grandes vedettes de Broadway. Elle y crée des chansons qui s’imposent rapidement et notamment « Diamonds Are a Girl’s Best Friend », que Marilyn Monroe et Madonna s’approprieront par la suite, la première dans la version filmée de la pièce, la seconde dans une vidéo qui restera l’un des piliers de sa carrière.
Gentlemen Prefer Blondes débute le 8 décembre 1949 et reste à l’affiche pour 740 représentations, avant d’être portée à l’écran en 1953, puis présentée à Londres en 1962. Reprise à New York par deux fois, c’est l’une des grandes œuvres classiques du théâtre musical de Broadway.
Bien qu’il continue maintenant d’écrire presque uniquement pour le théâtre – en 1951, il compose les chansons de Two on the Aisle avec Betty Comden et Adolph Green, et en 1953 celles d’Hazel Flagg avec Bob Hilliard –, rien ne vient égaler la popularité de Gentlemen Prefer Blondes et on le décrit comme ayant perdu sa « magic touch ». Il n’en est rien : en 1956, il revient sur le devant de la scène avec une autre pièce, Bells Are Ringing, mieux connue en France sous le titre de la version filmée Un numéro du tonnerre, qu’il écrit avec Comden et Green, et dont la vedette va être la comédienne Judy Holliday. L’histoire déjantée d’une opératrice du téléphone qui s’implique dans l’existence des gens qu’elle rencontre au cours de ses communications téléphoniques (un dentiste qui veut écrire des chansons, un comédien qui se prend pour Marlon Brando, un écrivain en panne d’inspiration), la pièce connaît un très gros succès. Elle fait ses débuts le 29 novembre 1956 et on en donnera 924 représentations.
Plusieurs chansons sortent bientôt de la partition et deviennent des airs populaires (« Long Before I Knew You », « Hello, Hello There », « Independent (On My Own) », « Just in Time »), mais le grand tube qui émergera de l’ensemble va être une plainte émouvante, « The Party’s Over », dans laquelle Ella Peterson, l’opératrice du téléphone, fait le point sur son existence et s’imagine avoir tout perdu, y compris l’affection de l’écrivain dont elle est tombée amoureuse, rׅôle tenu à l’écran par Dean Martin.
Ce succès sera suivi d’une période sèche de courte durée, au cours de laquelle Styne, Comden et Green écriront notamment Say, Darling qui a sa première le 3 avril 1958 et ne restera à l’affiche que pour 332 représentations. « Le théâtre a le potentiel pour de nombreux échecs », Styne dira avec philosophie. « Un jour vous avez du succès et le lendemain vous tombez de haut avec un échec retentissant, avant de revenir avec une œuvre médiocre suivie d’un autre échec, puis un autre gros succès. C’est comme un jeu de roulette… on n’est jamais sûr de rien. »
En dépit de cela, la réputation de Jule Styne comme l’un des grands compositeurs de Broadway est maintenant solidement assise. Aussi, quand l’actrice Ethel Merman, l’un des fleurons de la scène depuis sa prestation dans Annie Get You Gun d’Irving Berlin en 1946, est pressentie pour tenir la vedette dans une nouvelle pièce, Gypsy, inspirée des mémoires de la strip-teaseuse Gypsy Rose Lee, dans laquelle elle doit incarner la mère de cette dernière et le rôle qu’elle a joué dans sa carrière, elle exige que Styne en soit le compositeur et non pas ce Stephen Sondheim, recommandé par les producteurs de la pièce, dont le seul crédit n’est à ce jour qu’une nouvelle comédie musicale encore mal connue, West Side Story, pour laquelle il n’a d’ailleurs écrit que les paroles.
« Ethel venait d’essuyer un échec cinglant dans un spectacle, Happy Hunting, qui avait été écrit par deux nouveaux venus et je suppose qu’elle ne voulait pas tenter sa chance avec un autre compositeur inconnu », avoue Sondheim, qui gardera quand même une rancune tenace contre l’actrice qui s’était ainsi interposée contre ses propres ambitions (il devra attendre trois ans de plus pour faire ses preuves en tant que compositeur-lyriciste avec A Funny Thing Happened on the Way to the Forum (Le Forum en folie), qui fera ses débuts le 8 mai 1962).
« J’aime la musique de Jule, dira quant à elle l’actrice, elle est chantante et commerciale… Je pensais que, si on voulait que le spectacle ait du succès, il était parfait. C’est pour cela que j’ai insisté pour qu’on lui demande d’écrire la partition musicale. »
« Gypsy est devenu un travail en commun, avouera Styne par la suite. J’ai travaillé sur une vingtaine de spectacles, mais je n’ai jamais connu un esprit collaboratif aussi étroit. Tous les deux jours, il y avait quelque chose de nouveau, une nouvelle chanson, cela n’arrêtait pas… Steve sortait toujours des paroles sensationnelles. Quand on travaille avec lui, on se sent vraiment au top de la profession en tant que compositeur. Il apprécie la musique et il sait quelles sont les paroles qui vont la mettre en valeur. Quand il y a un envol musical, il sait que les paroles doivent avoir la même portée, et il ne demande jamais une note supplémentaire pour cadrer avec ses paroles… Le plus souvent, j’écrivais ma mélodie et il y ajoutait ses paroles. Et il disait que la musique doit cibler le personnage qui chante la chanson autant que les paroles. »
« Le plus difficile avec la façon dont Jule travaille, c’est la fertilité qui émane de lui », dira Sondheim. « Il déborde toujours d‘idées nouvelles. Je travaille lentement et il me faut du temps pour sortir les paroles dont j’ai besoin. C’est stimulant et c’est frustrant. Mais Jule ne vous donne pas l’occasion d’être frustré… Même s’il n’apprécie pas ce que vous avez fait, il ne le montre pas. Il préfère composer un autre air plutôt que de réécrire celui qu’il a déjà écrit, aussi bon soit-il. »
Aujourd’hui considéré comme l’un des exemples les plus parfaits d’une comédie musicale de Broadway, il n’est pas surprenant que Gypsy soit également tenu pour être le chef‑d’œuvre de Jule Styne. Avec une panoplie de chansons qui tiennent bien la route et cadrent parfaitement avec le livret écrit pour l’occasion par Arthur Laurents, également l’auteur de celui de West Side Story, la pièce fait ses débuts sous les acclamations le 21 mai 1959 et tiendra l’affiche pendant 702 représentations. Elle sera reprise à Broadway quatre fois, toujours avec autant de succès, et sera portée au cinéma en 1962 avec Natalie Wood dans le rôle de Gypsy Rose Lee.
→La suite du portrait de Jule Styne…