Musique d’Alanis Morrissette et Glen Ballard.
Paroles d’Alanis Morissette.
Livret de Diablo Cody.
Chorégraphie : Sidi Larbi Cherkaoui.
Mise en scène : Diane Paulus.
Notre avis : Jagged Little Pill, la nouvelle comédie musicale dont la première vient d’avoir lieu à Broadway, peut ne rien suggérer au spectateur occasionnel. Mais quand on sait que les chansons en ont été écrites par la Canadienne Alanis Morissette, et que le titre de la pièce ainsi que les chansons se rapportent à un album qu’elle a enregistré en 1995 et qui est devenu un phénomène mondial, la donne s’en trouve considérablement changée.
Le succès de l’album repose essentiellement sur le traitement viscéral de sujets qui à l’époque n’avaient pas la même portée qu’ils ont aujourd’hui – les stupéfiants, les différences raciales, la façon dont les femmes sont traitées dan un milieu ambiant défavorable, cela bien avant les mouvements tels que #BalanceTonPorc ou #MeToo, l’identité sexuelle, les convulsions de l’adolescence et l’influence nauséabonde des « social media » sur la jeunesse actuelle, autant de sujets qui aujourd’hui défraient la presse et l’opinion.
Ce qui fait la force de la comédie musicale, c’est que tous ces éléments se retrouvent exprimés dans le contexte d’une narration qui est autant d’actualité aujourd’hui qu’il aurait pu l’être il y a 30 ans, avec les chansons intelligemment incorporées au déroulement de l’action, justement afin d’en renforcer l’impact.
L’histoire, elle-même conçue par la scénariste Diablo Cody, porte sur une famille américaine typique qui vit dans le Connecticut et dont les membres sont Mary Jane Healy, Nick son époux et leurs deux enfants, Steve l’aîné et Frankie la cadette, cette dernière adoptée quand elle était encore un bébé. Tout chez eux dénote une unité profonde et des sentiments qui à première allure semblent normaux. Pas tout à fait, toutefois…
Mary Jane, qui a été victime d’un accident de voiture dont elle s’est remise, prend des médicaments à longueur de journée pour calmer les douleurs qui en ont résulté. Quand le pharmacien du coin refuse de lui en donner sans ordonnance de son médecin, elle se tourne vers des revendeurs louches qui opèrent dans la rue et ne sont pas trop regardants tant qu’ils sont payés. Toutefois, depuis son accident, elle est devenue frigide et s’est éloignée de son mari, lequel cherche maintenant à satisfaire ses besoins naturels avec des partenaires d’occasion ou, la plupart du temps, en regardant des films porno.
Steve, l’enfant chéri de sa maman vient, d’être admis à Harvard, bien que ce ne soit pas là le but final de ses désirs personnels, et il a du mal à se défaire de l’emprise de Mary Jane pour qui il est plus qu’une idole. Quant à Frankie, maintenant âgée de 16 ans, elle doit elle aussi combattre ses propres démons – elle est noire, ce qui est déjà un obstacle à son développement dans un milieu bourgeois et conservateur où elle se sent différente, et elle entretient des rapports sexuels avec Jo, une autre fille dont elle a fait la connaissance au lycée, ce qui ne va pas l’empêcher de tomber amoureuse d’un garçon, au grand dam de sa compagne.
Tout ce beau monde se retrouve au centre d’un drame très localisé quand Bella, une autre étudiante, est brutalement violée au cours d’une soirée, par Andrew, le fils d’une famille aisée. Le seul témoin de ce crime est Steve, qui refuse de dire à la police ce qu’il sait de ce crime par peur de ternir l’image qu’il projette tant en ville qu’à Harvard.
La douzaine de chansons créées à l’époque par Alanis Morissette avec le compositeur Glen Ballard (compositeur également de Ghost, N.D.L.R.) traitaient déjà de ces sujets, avec certaines se plaçant au sommet des charts, tandis que l’album dont elles étaient extraites devait se vendre à plus de 33 millions d’exemplaires dans le monde. Pour la pièce, Morissette en a ajouté plusieurs, certaines extraites d’albums qu’elle a enregistrés par la suite et d’autres composées pour l’occasion.
Dans la mise en scène de Diane Paulus, bien connue à Broadway pour les œuvres sur lesquelles elle a travaillé dans le cadre d’une carrière prestigieuse, le scénario reprend les thèmes essentiels de ces chansons et les intègre dans le déroulement de l’action avec beaucoup d’ingéniosité. Plusieurs de ces airs, d’ailleurs, tels que « You Learn », « Ironic », « Head Over Feet », « Uninvited » et « You Oughta Know », sont depuis devenus de gros succès que les spectateurs peuvent aisément identifier.
Une œuvre néoréaliste qui se situe dans la logique d’expression des générations actuelles, Jagged Little Pill n’a rien à voir avec les œuvres qui ont fait le renom de la comédie musicale américaine traditionnelle, mais donne à celle-ci un relief contemporain qui signale le renouveau du genre lui-même. Il est à parier que d’autres œuvres du même acabit vont lui succéder et donner à Broadway un renom encore plus grand parmi les jeunes générations. En attendant, la pièce, reçue par des critiques très positives, semble garantie d’une longue carrière.