Notre avis : Parmi toutes les comédies musicales présentées à Broadway, seules quelques-unes se distinguent particulièrement et sont reprises fréquemment, souvent avec autant de succès. Parmi celles-ci, West Side Story occupe toujours une place de choix ; d’abord parce qu’à l’encontre de bien d’autres elle présente une vision moderne de New York et de certains de ses habitants, dans une adaptation vivante de l’histoire d’amour entre Roméo et Juliette, histoire qui, comme on le sait, se termine en tragédie ; ensuite parce que le film qui en a été fait en 1961 est resté à jamais gravé dans les mémoires, incitant de nombreuses personnes de tous âges à aller revoir sur scène ce qu’elles ont déjà admiré à l’écran.
Créée à l’origine en 1957 sur un livret d’Arthur Laurents, une musique de Leonard Bernstein, des paroles de Stephen Sondheim, et surtout une chorégraphie inoubliable signée Jerome Robbins, la pièce est au panthéon des œuvres les plus fréquemment montées à Broadway avec Oklahoma!, The King and I, Fiddler on the Roof et My Fair Lady.
Une nouvelle version réglée par le metteur en scène belge Ivo van Hove vient de faire ses débuts après une longue période de gestation de plus de deux mois pendant lesquels l’œuvre originale a été remaniée, modifiée, altérée, revue et corrigée. Le résultat, pour le moins probant malgré diverses réserves, est finalement convaincant, non pas parce que le travail de M. van Hove a amélioré ce qui existait précédemment, mais surtout parce que, quels que soient les changements apportés à la pièce et à son déroulement, cette dernière est si bien construite et illustrée que rien ne semble devoir lui porter tort.
Cette nouvelle reprise s’éloigne des précédentes à plusieurs égards. Dans un souci d’économie spatiale, Ivo van Hove a choisi de dépouiller l’œuvre notamment des artifices théâtraux qui l’encombraient pour la présenter sur la scène du Broadway Theatre, l’une des salles les plus grandes de New York, sans décors ni accessoires. Pour les scènes dont l’action se passe spécifiquement en intérieur, celles-ci ont été recréées en coulisse avec des décors et filmées avec les acteurs pour être ensuite projetées sur le vaste pan de mur qui surplombe la scène.
Ces projections qui évoquent les grands écrans des salles de cinéma modernes servent également à montrer les participants en gros plans quand ils se trouvent sur scène, ce qui malheureusement réduit presque à néant leur présence physique en comparaison avec ces images gigantesques au-dessus d’eux. C’est là l’un des points faibles de cette présentation, dans laquelle, en dépit du coût que cela doit représenter, la distribution compte pas moins d’une quarantaine de figurants. En effet, à l’exception des trois acteurs principaux immédiatement reconnaissables – Isaac Powell (Tony), Shereen Pimentel (Maria) et Yesenia Ayala (Anita) – les personnages secondaires comme Bernardo, Riff et Chino disparaissent souvent complètement.
La rivalité entre les Sharks et les Jets, les deux gangs qui s’opposent dans le cadre de l’action, a également fait l’objet d’un changement notoire. Là où initialement les Sharks, d’expression latine, et les Jets étaient spécifiquement identifiables, leurs membres sont ici mélangés avec des acteurs noirs et blancs dans les deux camps. Dans les grandes scènes de confrontation (« Dance at the Gym », « The Rumble »), la mise en scène donne à l’ensemble de la troupe l’occasion d’évoluer comme deux essaims d’abeilles tournant en rond, prêts à l’action. C’est efficace la première fois mais lassant à la longue.
Le livret de la pièce, tout en restant fidèle à l’original, a été allégé (l’action se déroule dans un mouvement continu d’une heure quarante-cinq minutes sans entracte) et l’une des chansons les plus populaires de la pièce, « I Feel Pretty », en a été éliminée, ce qui, aux dires de M. Sondheim lui-même, ne serait pas une perte.
Mais le grand défaut de cette reprise est la chorégraphie d’Anne Teresa de Keersmaeker, une fréquente collaboratrice du metteur en scène, qui fait ses débuts à Broadway, et dont les danses se résument à des mouvements sans grande signification et demandent des participants qu’ils se vautrent sur scène à plusieurs reprises sans rime ni raison, pour les besoins d’une cause qui n’a rien d’artistique. Quand on connaît le travail réalisé par Jerome Robbins, l’un des grands chorégraphes du théâtre de Broadway (avec Agnes de Mille, Bob Fosse et Gower Champion), et l’importance que sa chorégraphie a donnée au succès de la pièce lors de sa création, on est en droit de se demander ce qui a pu motiver Mme de Keersmaeker et son metteur en scène.
Cela dit, et en dépit des défauts marquants de cette production qui se veut originale et différente, West Side Story continue de séduire par la justesse de son contenu narratif et l’excellence de sa partition musicale, preuve, s’il en était besoin, qu’une œuvre d’art aussi parfaite peut survivre en dépit des indignités pseudo-artistiques qu’on lui inflige.