Le spectacle musical est certes en danger, il ne l’est sans doute pas plus que d’autres formes de spectacle vivant, le cabaret, les arts circassiens, le théâtre… ou même d’autres industries. Il conviendrait sans doute de distinguer chaque spectacle en fonction de sa réalité concrète : public ou privé, lourdeur des engagements financiers, moyens humains, obligation d’anticiper des investissements non récupérables. Tous ne sont pas égaux. C’est la richesse de l’offre qui est menacée.
La situation actuelle et la crise que nous traversons nous obligent à prendre des décisions dans un contexte d’incertitude et à repenser, en partie, notre activité. Prendre des décisions dans le contexte d’incertitude, c’est avant tout réfléchir aux conséquences humaines, le spectacle vivant repose en grande partie sur les femmes et les hommes qui l’animent. Et ce dont ils ont besoin, c’est d’un retour sur scène.
Nous ne sommes pas utopistes : qui mieux que nous peut mesurer la gravité de la crise qui nous affecte (à part celles et ceux qui, dans le milieu médical, tentent d’endiguer ce tsunami) ? La distanciation, le confinement, sont la négation même du spectacle vivant. Nous jouons totalement le jeu en adaptant nos théâtres, nos salles, nos équipes, en modifiant nos modes opératoires, en poursuivant notre activité avec un seul but, retrouver le public. Nous n’avons pas vocation à être de simples collecteurs de subsides, même s’ils sont les bienvenus tant les surcoûts sont abyssaux, et nombre de salles et de producteurs, déjà fragilisés par les mouvements sociaux, dans un état d’extrême faiblesse.
Mais sans spectateur, point de spectacle vivant, la diffusion sur écran de spectacles, même payante, ne saurait être une alternative au spectacle vivant. Voire même, plus on donnera l’habitude au public de rester chez lui, à ingérer du contenu, moins il retrouvera à terme le chemin du théâtre.
Le public nous le dit, il a envie de revenir, mais il est essentiel que les pouvoirs publics (et les médias) comprennent que le spectacle vivant ne gardera sa raison d’être qu’à condition de ne pas décourager le public de retourner dans les salles. Nous avons basculé dans une vie en noir et blanc et notre genre constitue celui qui ramènera la lumière.
Je suis donc confiant sur notre capacité à produire des spectacles de qualité dans des conditions de sécurité adaptées pour tous, spectateurs, artistes, techniciens, hôtes ; je suis en revanche inquiet de l’atmosphère pesante entretenue par la surenchère médiatique ; la tonalité anxiogène permanente entraîne notre beau métier dans une spirale mortifère. Une salle fermée est une salle morte, il n’en va pas seulement de l’avenir du spectacle vivant, mais également de tous ceux qui, à proximité, bénéficient des retombées de la fréquentation des salles de spectacle. Un spectacle dans une salle comme Mogador, totalement rénovée, avec de vastes espaces, un système de renouvellement d’air optimal, des mesures sanitaires renforcées, des personnels formés ne présente pas plus de risque qu’un aller-retour Paris-Marseille en TGV, il faut le dire.
La singularité du spectacle musical, le seul qui réunisse sur une scène les trois disciplines artistiques du chant, de la danse et de la comédie, est un gage de longue vie.
Laurent Bentata
Directeur Général de Stage Entertainment
En danse, nous travaillons sur la chute et la recherche d’équilibre. Ces dernier temps, j’ai beaucoup chuté avec les annulations, les reports et la difficulté de voir certains projets se concrétiser. Nous les danseurs, même si nous recherchons la maîtrise, avons une forte propension à la résilience, nous savons courber le dos. Je suis de nature optimiste et je veux rester positif. Les productions et les équipes ne sont pas en sommeil, elles continuent de préparer l’avenir. Mais elles ne pourront se faire que si chacun achète des places, se rend dans les salles de spectacles. Il appartient à chacun dès maintenant de soutenir les autres, de les rassurer, de nous sauver. Allez-vous au théâtre, au cinéma, au musée ? Qu’on ne me parle pas de se réinventer, nous créons tous jours. Continuons de préparer demain pour nous, mais aussi pour tous les jeunes que nous formons. Je garde espoir, car nous répétons Chantons sous la pluie avec Ars Lyrica, que les artistes des Producteurs se retrouvent pour claquetter et que de nouveaux projets se mettent en place pour 2022. Il m’a fallu plusieurs années pour danser, jouer, chanter. Je sais être patient.
Oui, je ne suis pas tous les jours dans l’axe et il m’arrive aussi de ne pas avoir envie de m’entraîner. Néanmoins, je m’accroche à la barre car je sais que ce n’est qu’une tempête. Je continuerai peut-être de tomber, mais chuter c’est avancer. Alors, d’une certaine manière aujourd’hui, j’avance.
Johan Nus
Chorégraphe
Qui aurait cru, il y a quelques mois, que cette « petite grippe sans importance » aurait tant de conséquences, et semblerait même prendre, insidieusement, ces allures de non-retour.
Le spectacle musical, pour nous comme dans l’imaginaire du large public, est meurtri au plus profond. Des convictions s’envolent.
L’ancien monde, celui des salles pleines de rires, d’applaudissements, celui du public qui attend devant l’entrée des artistes après le spectacle, celui des en-cas avalés sur le pouce, dans la loge, celui du trac et de l’expression, celui des dîners tardifs d’après-spectacle où la profession se retrouve et où les métiers se mêlent, on croit presque l’avoir rêvé tant il est loin.
Son avenir, au travers des écoles dédiées : les parents hésiteront.
Mais les passionnés continueront toujours: On continuera à rêver des spectacles et à les monter. Le genre humain est ainsi, il se relève. Et les enfants rebelles, comme l’ont fait les actuels, les anciens, et leurs propres maîtres, continueront à targuer le « c’est pas un métier » de leurs parents, aucune inquiétude de ce côté !
Car nous ne sommes pas de ces professions qui mettent la clé sous la porte quand une activité n’a pas ses perspectives de rendement maximum : notre « petit monde » du théâtre musical est bien loin d’être une industrie ronronnante qui motiverait pour sa finance. C’est quelquefois simplement celui de la débrouille, car c’est avant tout un monde qui aime son métier.
Un monde de passionnés, d’artisanat. Hormis les quelques rares mastodontes, c’est un monde de petits producteurs, minutieux, scrupuleux du détail, amoureux du genre, qui prennent de vrais risques, et vont parfois perdre tout au passage. L’histoire du genre en est tristement jonchée. Nous devons leur rendre hommage, même s’ils rencontrent quelquefois un cuisant échec. Car sans eux… Et je tire mon chapeau au passage à ceux qui ont la ténacité de maintenir ou de créer des spectacles dans les conditions actuelles.
C’est aussi un monde de techniciens, orfèvres de leurs métiers, et qui ne comptent pas les heures pour faire briller le spectacle et lui donner toute sa portée. De merveilleux musiciens surqualifiés, qui donneront aux projets les plus petits la patine des plus grands. D’artistes aux multiples talents, qui ont dédié leur vie à améliorer leur outil artistique et physique pour avoir la chance d’être, sans rarement avoir. Un monde de créatifs, auteurs, metteurs en scène, compositeurs, directeurs musicaux, vocaux, chorégraphes, maîtres d’armes, de vols, de combats, décorateurs, scénographes, sound-designers, light-designers, costumiers, maquilleurs, assistants, administratifs, tout ce monde qui créera pour donner vie à un projet qui leur tient à cœur.
Car, qu’on la rêve ou qu’on la côtoie, la scène, c’est la scène. Et le spectacle, c’est le spectacle ! C’est indescriptible, irremplaçable.
Dans ce petit monde du spectacle musical, quand vient le temps de se quitter, on entend souvent cette phrase pourtant anodine, mais que curieusement j’entends peu dans l’autre monde : « J’espère qu’on retravaillera ensemble. »
C’est ce que je nous souhaite à tous, mes très chers amis.
Raphaël Sanchez
Compositeur, directeur musical
Il y aura clairement un « avant » et un « après », et il nous faudra des années pour réellement mesurer l’impact de ce changement social et économique à l’échelle mondiale.
Repenser la production du spectacle vivant sera de toute façon dépendant du monde de demain, subséquent à une pensée plus globale sociale et politique.
C’est d’ailleurs une des missions de l’artiste créateur, du théâtre, de la culture en général : ramener du liant entre les êtres, nous réunir tous ensemble (je ne parle pas de l’ersatz du monde virtuel), présents ensemble, pour penser le monde et élever l’âme. Cette mission est fondamentale, plus que jamais – et a survécu à toutes les crises durant des siècles, alors je reste optimiste.
Nous sommes tous en action : les créateurs et les producteurs doivent s’adapter, le service public doit à tout prix assumer sa responsabilité, et nous devons tous trouver la résilience en nous, jour après jour.
Bien sûr, je suis triste, inquiet et catastrophé, mais je vois aussi depuis des mois cet incroyable pouvoir d’adaptation à travers le monde, et je ressens une vraie fierté pour « l’exception française » quand je vois les catastrophes dans d’autres pays. Car le pire est d’être nié et méprisé par les institutions politiques. Je sais que beaucoup d’artistes français sentent ce désamour, mais ce n’est rien par rapport aux absurdités prononcées dans les pays anglo-saxons par exemple. Voilà ce qui m’inquiète le plus : que la culture soit muselée, consciemment ou inconsciemment, car c’est là le vrai pas vers la dictature.
Samuel Sené
Compositeur, chef d’orchestre, metteur en scène