Wicked, un musical féministe

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Alors que les sorcières sont de sortie pour célébrer Halloween, intéressons-nous à un musical qui les met à l’honneur : Wicked.

Wicked est un énorme succès commercial : c’est le premier spectacle sur Broadway à engendrer plus de deux millions de dollars de recette par semaine ! Ce record peut s’expliquer par la popularité de l’œuvre dont il s’inspire (et dont il revendique être le préquel) : Le Magicien d'Oz. Ce dernier est le conte populaire américain par excellence et constitue l’une des plus grandes références culturelles aux Etats-Unis. On peut d'ailleurs facilement lire dans les grandes lignes de ce récit les idéaux et les valeurs de son pays à l'époque.
Aujourd'hui, il est facile d'aborder ce matériel via une lecture plus moderne qui dévoile une autre facette de cette œuvre : son potentiel féministe (qui sera encore plus développé dans le musical). Salman Rushdie y relevait une focalisation inhabituelle sur un triangle de personnages féminins puissants : Dorothy, Glinda et la méchante sorcière de l'Ouest. Rushdie s’exprimait ainsi à propos de l’intrigue du film éponyme de 1939 : « The power of men is illusory, the power of women is real. » Le pouvoir des hommes est illusoire, le pouvoir des femmes est réel.

La comédie musicale de 2003 déploie de manière encore plus évidente une dimension féministe. Celle ci est particulièrement bien décrite par l’universitaire américaine Stacy Wolf dans son livre Changed for Good. Dans son étude, qui nous sert à étayer cet article, elle montre que le musical s'appuie lui aussi sur la mise en avant des personnages féminins mais cette fois à travers le duo de Glinda et Elphaba (reléguant Dorothy à de simples allusions).
Ainsi, Wicked suit à la lettre la forme classique et traditionnelle du musical américain qui s’articule autour d’un couple central. Ce dernier est habituellement constitué d’un homme et d’une femme qui passent du statut d'ennemis à celui d'amants. Cette structure permet aux auteurs d'infuser le récit des valeurs qu'ils souhaitent mettre en avant. Par exemple, pendant l'âge d'or de la comédie musicale, l'union des personnages à la fin représentait souvent l’union des différences (sociales, ethniques etc) au sein d'une même culture : la culture américaine. Wicked utilise ce schéma de la même manière : l'adversité des deux jeunes filles se tarit pour laisser place à une belle amitié. Dans cette œuvre, la finalité idéologique du couple viserait plutôt à valoriser l'intégrité et l'équité face à la gloire et la fortune représentées par l'antagonisme du Magicien d'Oz. Mais il est claire que le couple principal est celui constitué de Glinda et Elphaba. Les deux jeunes filles remplacent donc l'historique hétéronormativité des musicals.

On découvre le potentiel féministe de Wicked si l’on continue à suivre les clés de lecture du cadre traditionnel et des conventions du théâtre musical américain. Respectant les canons d’un musical classique, l’œuvre s’ouvre en présentant ses personnages principaux dans des numéros solos. Dès le début, nous pouvons voir leurs différences exacerbées par de nombreux biais dramaturgiques.

C’est Glinda, la jolie blonde pétillante qui apparaît sur scène en premier. Dans le numéro d’ouverture « No One Mourns The Wicked », elle s’adresse aux citoyens d’Oz qui célèbrent la mort d’Elphaba en prétendant ne pas être affectée par l’événement et en dissimulant sa relation avec la défunte. Elle interprète alors une partition très technique, déployant son impressionnante voix qui constituera son seul vrai numéro de soprano presque lyrique. Cela nous indique bien que nous l’observons dans une performance, que l’on n'accède pas à sa vraie personnalité, mais à une façade publique facilitée par son habileté à charmer son audience du haut de sa bulle.

 

Par opposition, le premier numéro d’Elphaba reflète sa personnalité profonde et sincère. En effet, la chanson « The Wizard and I » diffère vraiment de la ballade lyrique de Glinda par son style musical puissant et entraînant et par son style vocal puisque le personnage s'exprime dans une voix plus ancrée, poitrinée et même beltée dans la note finale. C’est évidemment une I am / I want song, forme typique de chanson que l’on retrouve dans de nombreux musicals pour dépeindre un personnage de manière authentique puisqu’il se met à nu en confessant ses désirs les plus intimes. Ici, la chanson se transforme rapidement en une I can / I will song.

 

Vient ensuite leur premier duo, qui reprend encore une fois les codes traditionnels du musical classique. Il s’agit du hypothetical love duet (duo chanté par les protagonistes au début de la pièce dans lequel ils expriment des états d'âme contraires à l’amour, alors que c'est bien ce sentiment qui prendra le dessus en fin de spectacle). On le retrouve dans de nombreux musicals de l’âge d'or (« If I Loved You » dans Carousel, « People Will Say We’re in Love » dans Oklahoma !, « I’ll Know » dans Guys and Dolls...).
Avec « Loathing », Wicked suit donc les canons du musical classique, mais de façon plus moderne en faisant chanter ce duo, traditionnellement destiné aux amoureux hétérosexuels, par deux femmes.

Il est alors intéressant de se pencher sur les paroles. Elles semblent décrire parfaitement le sentiment que l’on ressent lorsque l’on tombe amoureux pour finalement exprimer… le dégoût.

What is this feelingSo sudden and new?
I felt the momentI laid eyes on you.
My pulse is rushing
My head is reeling
My face is flushing
What is this feeling?Fervid as a flameDoes it have a name?Yes!Loathing
Quel est ce sentiment
Si soudain et nouveau ?
Que j'ai ressenti au moment même
Où j'ai posé les yeux sur toi.
Mon pouls s'accélère
J'ai la tête qui tourne
Mon visage rougit
Quel est ce sentiment ?
Fervent comme une flamme
Est-ce que ça a un nom ?
Oui!
La répugnance

 

La chorégraphie renforce l’ambiguïté de ces paroles en faisant bouger les deux personnages comme des aimants qui s’attirent et se repoussent. Si nous suivons donc la logique de tout musical, nous savons dès cette scène qu’une relation forte va se construire entre les deux jeunes filles. En effet, dans tout musical, les personnages antagonistes qui partagent une chanson et surtout qui harmonisent, finiront par s’aimer ! Ces procédés dramaturgiques donnent donc à ce duo féminin la même importance que les couples hétérosexuels représentés historiquement dans les comédies musicales.

 

Leur amitié est véritablement illustrée lors du numéro « Popular » : c’est lors de cette chanson qu’elles se rapprochent et nouent un lien privilégié. C’est aussi à ce moment que Glinda révèle sa machination et les stratégies qu’elle élabore pour être populaire. Cela la rend plus accessible et humaine, aussi bien pour Elphaba qu’aux yeux du public. La chanson révèle également la volonté d’Elphaba de plaire, d’être populaire, même si elle aimerait s'en moquer. C’est là que l’on comprend que le duo fonctionne et se complète.

 

Dans la chanson « Defying Gravity », c'est le point de vue d'Elphaba qui est valorisé, mais cela n'empêche pas Glinda de chanter avec elle, de la soutenir et de l'admirer. Elles chantent en harmonie et performent comme un couple.
Lorsqu'elles chantent le dernier duo « For Good », elles sont toutes les deux placées dans le même registre de voix, elles partagent la mélodie et les harmonies et chantent à l'unisson. Alors que les deux personnages étaient au début présentés dans leurs stéréotypes (voix de soprano pour Glinda et tons plus graves et puissants pour Elphaba), leurs partitions évoluent au cours du spectacle et finissent par s’entrelacer, se croiser. Elphaba va même jusqu'à chanter les parties les plus aiguës des harmonies, autrefois réservées à Glinda, prouvant ainsi qu’elles ont en effet été transformées par cette rencontre. Même si l'intrigue sépare les deux jeunes femmes, la comédie musicale les traite toujours comme un couple uni dont les deux moitiés s'enrichissent mutuellement et se complètent.

 

Le personnage de Fiyero, l'homme hétérosexuel, est relégué au rang de "love interest", place souvent réservée aux femmes dans la comédie musicale. Véritable personnage fonction, dont la personnalité n'est pas développée et qui n'a pas de réelle évolution, il est là pour souligner l'importance du couple formé par Glinda et Elphaba. En effet, il met en avant la connexion et la liaison entre les femmes, et, dans le triangle que forment Fiyero, Glinda et Elphaba, le vrai couple qui émerge est toujours celui des deux femmes.

 

Wicked correspond finalement à l’idéologie de la troisième vague de féminisme : individualisme, imbrication de différents vecteurs identitaires dans la compréhension d’un personnage (Elphaba) – race, sexe, genre, classe –, exploration des relations entre les femmes (l'amitié et l'intimité entre les deux personnages en est un exemple). En effet, contrairement à de nombreuses comédies musicales classiques, Wicked représente une amitié féminine forte, malgré la différence des deux protagonistes – un type de relation féminine encore peu exploré à l’époque.

L’œuvre s’intègre aussi parfaitement dans la vague « girl power » qui émerge dans les années 90 avec la création d’héroïnes fortes, indépendantes et puissantes, comme dans Xéna, Alias ou encore Buffy contre les vampires.

Pour conclure, retenons une citation de Stacy Wolf :

« The progressive power of the piece is less in the overtly stated politics of the show about government and leadership, and more in the representation and performative power of a pair of women on stage together. […] If one sees them through the convention of musical theatre on which Wicked is built, they look like a queer couple. » La puissance progressiste de l'œuvre réside moins dans le parti pris politique ouvertement exposé du spectacle sur la façon de gouverner et le leadership, que dans la représentation et la puissance performative d'un couple de femmes réunies sur scène. [...] Si on l'analyse à travers la convention du théâtre musical sur laquelle Wicked est construit, elles paraissent être un couple queer.

 

Ainsi, en utilisant une formule de théâtre musical très traditionnelle et en y insufflant une dimension plus féministe et moderne, le succès de Wicked prouve que les grandes œuvres populaires peuvent apporter des valeurs progressistes au grand public.

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