Alors que les sorcières sont de sortie pour célébrer Halloween, intéressons-nous à un musical qui les met à l’honneur : Wicked.
Wicked est un énorme succès commercial : c’est le premier spectacle sur Broadway à engendrer plus de deux millions de dollars de recette par semaine. Ce record peut notamment s’expliquer par la popularité de l’œuvre dont il s’inspire et revendique être le préquel : Le Magicien d’Oz. C’est l’un des contes les plus populaires aux États-Unis, l’une des plus grandes références culturelles et le reflet des idéaux et valeurs de son époque et de son pays. Mais une lecture plus moderne et encore peu explorée montre une autre facette aussi bien présente dans le musical que dans l’œuvre source : leur potentiel féministe. Salman Rushdie relevait déjà dans le récit original une focalisation inhabituelle sur un triangle de personnages féminins puissants : Dorothy, Glinda et la méchante sorcière de l’Ouest. Rushdie s’exprimait ainsi à propos de l’intrigue du film : « The power of men is illusory, the power of women is real. » Le pouvoir des hommes est illusoire, le pouvoir des femmes est réel.
La dimension féministe du musical Wicked est décrite par l’universitaire américaine Stacy Wolf dans son livre Changed for Good. Dans son étude, qui nous sert à étayer notre article, elle montre que le musical passe aussi par la mise en avant de personnages féminins, cette fois en duo – Glinda et Elphaba, la méchante sorcière de l’Ouest – reléguant Dorothy à de simples allusions. Wicked suit ainsi à la lettre la forme classique et traditionnelle du musical américain qui s’articule autour d’un couple central (habituellement constitué d’un homme et d’une femme) qui passe du statut d’ennemis à celui d’amants. À travers ce processus, l’auteur infuse souvent les valeurs de son époque et l’union des personnages représente l’union des différences au sein d’une même culture américaine. De la même manière, Wicked utilise les différences entre les deux jeunes filles et, finalement, leur amitié pour mener à bien sa visée idéologique : valoriser l’intégrité et l’équité face à la gloire et la fortune.
Wicked peut de plus être considéré comme féministe car il correspond à l’idéologie de la troisième vague de féminisme : individualisme, imbrication de différents vecteurs identitaires dans la compréhension d’un personnage – race, sexe, genre, classe –, exploration des relations entre les femmes – l’amitié et l’intimité entre les deux personnages en sont un exemple. Contrairement à de nombreuses comédies musicales classiques, Wicked représente une amitié féminine forte, malgré la différence des deux protagonistes – un type de relation féminine encore peu exploré à l’époque.
L’œuvre s’intègre aussi parfaitement dans la vague « girl power » qui émerge dans les années 90 avec la création d’héroïnes fortes, indépendantes et puissantes, comme dans Xéna, Alias ou encore Buffy contre les vampires.
Mais on découvre surtout le potentiel féministe de Wicked si l’on suit les clés de lecture du cadre traditionnel et des conventions du théâtre musical américain. Respectant les canons et la structure d’un musical classique, l’œuvre s’ouvre en présentant ses personnages principaux dans des numéros solos. Dès le début, nous pouvons voir leurs différences exacerbées par de nombreux biais dramaturgiques.
C’est Glinda, la jolie blonde pétillante qui apparaît sur scène en premier. Dans le numéro d’ouverture, elle s’adresse aux citoyens d’Oz qui célèbrent la mort d’Elphaba en prétendant ne pas être affectée par l’événement et en dissimulant sa relation avec la défunte. Elle interprète alors une partition très technique, déployant son impressionnante voix qui constituera son seul vrai numéro de soprano presque lyrique. Cela nous indique bien que nous l’observons dans une performance, que l’on ne nous montre pas sa vraie personnalité, mais sa facette publique habile à charmer son audience du haut de sa bulle.
Par opposition, le premier numéro d’Elphaba reflète réellement qui elle est. Elle commence par « The Wizard and I », chanson entraînante et puissante qui culmine dans un énorme belt. C’est évidemment une I am / I want song, forme typique de chanson que l’on retrouve dans de nombreux musicals pour décrire un personnage de manière sincère et authentique puisqu’il se met à nu en confessant ses désirs les plus intimes. Ici, la chanson se transforme rapidement en une I can / I will song.
Vient ensuite leur premier duo, qui reprend encore une fois les codes traditionnels du musical classique. Il s’agit en effet du hypothetical love duet (duo chanté par les protagonistes au début de la pièce et qui exprime des états d’âme contraires à l’amour, alors que c’est bien ce sentiment qui prendra le dessus en fin de spectacle). On le retrouve dans de nombreux musicals de l’âge d’or (« If I Loved You » dans Carousel, « People Will Say We’re in Love » dans Oklahoma !, « I’ll Know » dans Guys and Dolls…). Avec « Loathing », Wicked suit donc les canons du musical classique, mais de façon plus moderne en faisant chanter ce duo de convention traditionnellement destiné aux amoureux hétérosexuels par deux femmes. Cela fait de ce dernier le couple principal du musical.
Il est alors intéressant de se pencher sur les paroles qui décrivent parfaitement le sentiment que l’on ressent lorsque l’on tombe amoureux pour finalement exprimer… le dégoût. La chorégraphie renforce l’ambiguïté de ces paroles en faisant bouger les deux personnages comme des aimants qui s’attirent et se repoussent. Si nous suivons donc la logique de tout musical, nous savons dès cette scène qu’une relation forte va se construire entre les deux jeunes filles. En effet, nous savons très bien que dans un musical, les personnages opposés qui partagent une chanson et surtout qui harmonisent leurs voix, finiront par s’aimer. Il est évident que les deux amies n’entretiennent pas de relation amoureuse, mais ces procédés dramaturgiques donnent au couple féminin la même importance que les couples hétéronormés des comédies musicales antérieures.
Leur véritable amitié est illustrée lors du numéro « Popular » : c’est lors de cette chanson qu’elles se rapprochent et nouent un lien privilégié. C’est aussi à ce moment que Glinda révèle sa machination et les stratégies qu’elle élabore pour être populaire. Cela la rend plus accessible et humaine, aussi bien pour Elphaba qu’aux yeux du public. La chanson révèle également également la volonté d’Elphaba de plaire, d’être populaire, même si elle aimerait s’en moquer. C’est là que l’on comprend que le duo fonctionne et se complète.
Dans la chanson « Defying Gravity », c’est le point de vue d’Elphaba qui est valorisé, mais cela n’empêche pas Glinda de chanter avec elle, de la soutenir et de l’admirer. Elles chantent en harmonie et jouent comme un couple. Lorsqu’elles chantent le dernier duo « For Good », elles sont placées dans le même registre de voix, elles partagent la mélodie et les harmonies et chantent à l’unisson. Alors que les deux personnages étaient au début présentés dans leurs stéréotypes (voix de soprano pour Glinda et tons plus graves et puissants pour Elphaba), le duo évolue et leurs partitions s’entrelacent, se croisent. Elphaba va même jusqu’à chanter les parties les plus aiguës des harmonies, autrefois réservées à Glinda, prouvant ainsi qu’elle a en effet été transformée par cette rencontre. Même si l’intrigue sépare les deux jeunes femmes, la comédie musicale les traite toujours comme un couple uni dont les deux moitiés s’enrichissent mutuellement et se complètent.
Le personnage de Fiyero, l’homme hétérosexuel, n’est donc pas si important dans cette comédie musicale, mais il souligne l’importance du couple formé par Glinda et Elphaba. En effet, il met en avant la connexion et la liaison entre les femmes, et, dans le triangle que forment Fiyero, Glinda et Elphaba, le vrai couple qui émerge est toujours celui des deux femmes.
Retenons une citation de Stacy Wolf : « The progressive power of the piece is less in the overtly stated politics of the show about government and leadership, and more in the representation and performative power of a pair of women on stage together. […] If one sees them through the convention of musical theatre on which Wicked is built, they look like a queer couple. » La puissance progressiste du morceau réside moins dans le parti pris politique ouvertement exposé du spectacle sur la façon de gouverner et le leadership que dans la représentation et la puissance performative d’un couple de femmes réunies sur scène. […] Si on les voit à travers la convention du théâtre musical sur laquelle Wicked est construit, elles ressemblent à un couple queer.
Ainsi, en utilisant une formule de théâtre musical très traditionnelle et en y insufflant une dimension plus féministe et moderne, le succès de Wicked prouve que les formes populaires peuvent apporter des valeurs progressistes au grand public.