Au fil des siècles, Cendrillon a connu bien des incarnations et bien des déboires dans sa recherche du Prince Charmant qui l’éloignerait de l’infâme marâtre devenue sa belle-mère et des deux filles de cette dernière qui ne pensent qu’à la traiter comme une moins-que-rien. Fort heureusement, bien sûr, elle trouve un soutien et un réconfort auprès de sa fée de Marraine, mais n’empêche…
Sans aller chercher de lointains antécédents, rappelons simplement pour la forme que Cendrillon devint l’héroïne du conte rédigé par Charles Perrault en 1697, qui allait lui conférer une image impérissable que beaucoup empruntèrent par la suite pour réarranger l’histoire à leur façon. Les frères Grimm se l’approprièrent peu après en la nommant Aschenputtel – c’est ainsi qu’elle est connue en Allemagne, alors qu’en Italie elle reste Cenerentola, tandis que les Espagnols l’appellent Cenicienta. Mais l’histoire a fait son chemin dans pratiquement tous les milieux artistiques du monde entier : danse, opéra, théâtre, film, télévision, peintures, romans, dans des visions parfois fort éloignées de l’histoire originelle.
Rodgers et Hammerstein se sont saisis du sujet en 1957 pour en proposer une comédie musicale télévisée, qui fut visionnée par plus de 107 millions de téléspectateurs, soit 60 % de la population américaine de l’époque. Ce succès a valu à Richard Rodgers de déclarer que si tous ces admirateurs avaient voulu voir le même spectacle sur une scène à Broadway, dans une salle suffisamment grande pour accommoder cette foule, comme par exemple le Radio City Center d’une capacité de 3 000 places, cela aurait demandé plus de quatre-vingts ans au rythme de huit représentations par semaine.
Cette version allait finalement être montée à Broadway en 2015 dans un scénario assez biscornu, puisque Cendrillon allait devoir assister à deux bals pour être remarquée par le Prince Charmant – une faible entorse en soi. D’autres créateurs ont aussi profité du conte pour en donner leur propre vision, notamment Stephen Sondheim dans sa comédie musicale Into the Woods dans laquelle Cendrillon, une héroïne parmi d’autres, quitte son Prince Charmant, qu’elle accuse d’avoir été infidèle en raison de sa passade avec la Femme du Boulanger.
Il n’en fallait pas plus pour qu’un autre génie du théâtre musical, Andrew Lloyd Webber, s’empare du mythe pour composer une œuvre à sa façon, Bad Cinderella, qui vient de débarquer à Broadway après avoir connu un grand succès à Londres.
Le titre en est un peu déroutant, car cette Cendrillon n’est pas aussi « mauvaise » ni « vilaine » qu’il le suggère – d’ailleurs, lorsque le spectacle a été créé dans le West End, il s’appelait tout simplement Cinderella ; l’adjectif n’a été apposé que pour sa venue à Broadway. La marâtre et ses deux filles, prénommées ici Adèle et Marie, n’ont en effet pas trouvé d’autre adjectif pour la qualifier et ainsi s’en débarrasser. Là ne s’arrêtent pas les modifications à cette histoire revue et corrigée par Emeral Fennell, auteur du livret, et Alexis Scheer qui en a réalisé l’adaptation.
Si Cendrillon épouse effectivement un prince, ce n’est pas celui qu’on croit… Dans le royaume de Belleville, le Prince Charmant, seul prétendant au trône, a disparu depuis des années sans laisser de trace. Au vu de cette situation, c’est son frère cadet, le prince Sebastian, un être un peu mièvre et sans grande envergue, ami depuis longtemps de Cendrillon, qui est désigné par la Reine pour accéder au trône. Sebastian devra épouser la première des jeunes filles invitées à un bal qui l’embrassera sur le coup de minuit. La belle-mère de Cendrillon saisit l’occasion pour pousser sa fille aînée, Adèle, à donner le baiser de minuit au malheureux Sebastian qui attendait en vain l’arrivée de Cendrillon, retenue par ses propres doutes sur la sincérité de son ami… Au moment où le mariage entre Sebastian et Adèle doit être consacré, le Prince Charmant surgit aux côtés de la personne qu’il a choisie pour partager sa vie, un jeune officier plein de fougue, et déclare à tous qu’il faut se « marier par amour » (« Marry for Love »). Ce mariage est officiellement célébré sur-le-champ, et Sebastian, maintenant libéré de ses obligations envers Adèle, peut courir à la recherche de Cendrillon et l’épouser. Tout est bien qui finit bien.
Si le ton de cette histoire peut paraître un brin déjanté, ce qui fait aussi l’attrait de cette production ce sont les chansons créées par Andrew Lloyd Webber et son parolier David Zippel. Loin de ses œuvres plus sérieuses comme The Phantom of the Opera, Sunset Boulevard ou Aspects of Love, le compositeur revient ici aux rythmes qui ont fait sa renommée et compose des airs agréables à écouter, enjôleurs à souhait et qui font mouche à chaque fois, comme « Easy to Be Me », « Only You, Lonely You » (qui n’est pas sans évoquer l’une des chansons clés de son Starlight Express), « I Know I Have a Heart (Because You Broke It) » et «Far Too Late », parmi tant d’autres dans une partition qui contient près de 30 chansons.
La scénographie, avec ses décors colorés et ses éclairages étincelants, les costumes attrayants et l’énergie d’une distribution qui compte pas moins de trente-trois participants et dix-sept musiciens, renforcent l’esprit de cette comédie musicale qui se veut joyeuse et exubérante. Sous la mise en scène soignée de Laurence Connor et la chorégraphie intelligente de JoAnn M. Hunter, le résultat est plus que satisfaisant.
Dans les rôles principaux, Linedy Genao, « la première actrice d’origine latine à tenir un premier rôle dans une comédie musicale signée Andrew Lloyd Webber » (ses propres mots), se révèle être une Cendrillon au caractère bien trempé et à la puissance vocale qui donne à ses solos encore plus d’attrait. Sa marâtre, incarnée par Carolee Carmello, actrice bien connue à Broadway pour son sérieux, se lance avec bonheur dans la comédie avec des excès vocaux et une interprétation qui déchaîne le rire, notamment lors d’une rencontre hilarante avec Grace McLean dans le rôle de la Reine. Les deux filles, Adèle et Marie, toutes deux aussi stupides que drôles, sont jouées avec justesse par Sami Gayle et Morgan Higgins. Quant aux princes, Cameron Loyal est musclé à souhait et doté d’un baryton qui lui sied parfaitement pour être un Prince Charmant de première classe, tandis que Jordan Dobson donne de Sebastian la parfaite image d’un pauvre gars hors de la course qui parvient malgré tout à concrétiser le rêve de sa vie.
Tout cela pour dire qu’après tout Bad Cinderella n’est pas aussi mauvaise qu’on pourrait le croire.