Comment avez-vous été amenés à participer à ce spectacle ?
Christian Hecq : Olivier Mantei qui programmait l’Opéra Comique, ayant reçu cette proposition de Maxime Pascal, le directeur musical, a tout de suite pensé à nous pour la mettre en scène. D’une part, nous avons déjà collaboré à plusieurs reprises avec lui et d’autre part, l’aspect scénique avec l’utilisation des marionnettes est un peu notre marque de fabrique. En outre, tout ce qui est gore, Valérie adore !
Valérie Lesort : Cela semblait tellement couler de source pour lui que nous avons eu peur à un moment. D’habitude nous adaptons des œuvres comme La Mouche ou Les Voyages de Gulliver, qui ne sont pas du tout théâtrales. Or ici tout était déjà très écrit et cadré. Par conséquent, nous nous sommes questionnés sur la pertinence de notre participation qui aurait été réduite à amener une belle plante. Comment s’approprier tout en la respectant ? Finalement, c’est ce mélange des arts, de travailler avec une même équipe, qui tend à s’agrandir au fur et à mesure des spectacles. Nous sommes metteurs en scène depuis un peu moins de dix ans…
Connaissiez-vous déjà ce musical ?
CH : Non, car la comédie musicale, jusqu’à ce que je m’y attelle avec ce projet, n’était pas un genre qui m’attirait. De voir toute la troupe chanter et danser tous les jours devant nous, ça rend dingue, on a juste envie de faire pareil et de grimper sur le plateau ! Plus on a envie d’être à leur place, plus c’est bon signe.
VL : Au contraire, moi j’adore ça ! J’ai découvert la Petite Boutique par le biais du film qui se trouve dans un coffret « comédie musicale » que j’aime. En tant que fan absolue du Muppet Show, je trouve toujours un moyen dans mes spectacles d’y faire référence. Dans le cas présent, c’était juste idéal (Frank Oz, l’un des marionnettistes du Muppet Show, est le réalisateur du film, NDLR). Il est toutefois toujours compliqué de travailler dans ce cadre car il n’est pas possible de se dégager totalement de ce qui a été fait en raison des accords avec les ayants droit. Là nous avons été assez libres dans la mise en scène. Nous n’avions pas envie de refaire les briques rouges de New York et les escaliers de secours, mais proposer le reflet de notre vision.
CH : Nous avons retiré des références qui nous paraissaient datées ou trop américaines pour parler à un public français.
VL : Nous trouvions la plante un peu trop vulgaire dans ses propos, nous voulions qu’elle parle davantage “plante” ! C’est pour cela qu’elle parle de pistil et de pédoncule. Tout en restant bien entendu respectueux de l’œuvre.
Comment avez-vous conçu cette mise en scène ?
CH : Nous avons commencé à couper les didascalies qui nous ennuyaient puisque nous en avions le droit. En lisant l’œuvre, cela nous a sauté aux yeux.
VL : Nous avons regardé le matériel existant, film et autre, avant de s’empresser de les oublier pour éviter de faire la même chose. Le premier défi fut la plante. Avec Carole Allemand nous avons réfléchi à comment sortir de l’image classique où elle est réduite à une bouche monstrueuse. Carole a commencé avec un modelage en terre et on avait envie d’une évolution, du bébé à l’adulte, avec ses veines qui peu à peu deviennent rouge sang. Nous avons remarqué, mais ce n’est pas intentionnel, qu’elle a désormais une dimension phallique ! Enfin il faut bien savoir que cette plante raconte énormément de choses, chacun se raconte son histoire. Sexualité de Seymour, Faust pour les uns, la nature qui reprend le dessus – ce qui n’est pas plus mal, pour moi.
CH : Nous avons beaucoup étudié à comment les chanteurs pourraient être avalés !
VL : Sans que l’on ait l’impression qu’ils se jettent dans sa bouche. Nous voulions qu’elle soit très vivante, un personnage en tant que tel. Sami Adjali, génie de la manipulation, la fait vivre sur scène. C’est une sorte de Gepetto incroyable. J’aurais adoré que sa voix évolue et passe de celle d’un adolescent lorsqu’elle se met à parler, à celle d’un adulte quand elle atteint sa taille maximale.
CH : Ensuite que met-on autour ?
VL : Et quelles sont les contraintes ? Nous avons l’habitude puisque tous nos spectacles ont une technique imposante, il faut réfléchir en amont à comment tout cela peut fonctionner.
CH : Ce furent de nombreuses discussions avec Audrey Vuong, la scénographe. Nous avions au début l’idée de s’inspirer du Flatiron Building à New York, mais nous n’avions pas les moyens. Par conséquent nous nous sommes focalisés sur les pompes à essence perdues dans un no man’s land.
VL : En s’inspirant également de l’ambiance à la Hopper.
CH : Nous rêvions aussi que nos trois grâces, comme nous les appelons, qui déroulent le fil de l’intrigue, puissent habiter au sommet de la boutique, mais c’était trop cher. Donc elles restent au sol !
Votre mise en scène acidulée, à partir d’un seul décor, plonge le spectateur dans divers univers, comme pour la chanson “Au cœur du vert” et ses trois appareils électroménagers…
VL : Cela nous est venu naturellement ! En outre, nous avons tiré parti des contraintes financières qui nous limitaient à un décor unique. Pour se mettre dans la tête d’Audrey qui rêve de cette vie merveilleuse dans un pavillon de banlieue, nous avons eu cette idée. J’aime de toute façon beaucoup les décors en volume. Ces idées deviennent poétiques et belles parce qu’elles passent par les mains expertes de Vanessa Sannino qui conçoit les costumes. La drôlerie ne gomme pas la poésie et le côté très touchant.
CH : Valérie a eu l’idée également du fauteuil roulant qui représente le fauteuil du dentiste, qui arrive en outre sur un bruit de péniche ! Cela nous amusait. Nous avons choisi une sorte de “code couleur” pour chacun des personnages, ou même des protagonistes. Ainsi Damien Bigourdan, qui incarne le dentiste, mais aussi Bernstein, Mme Luce, est-il toujours habillé en bordeaux.
VL : Les impératifs techniques sont gigantesques, nous sentons de la part de l’équipe de l’Opéra Comique un réel enthousiasme qui nous touche. Avoir des rockers dans la fosse d’orchestre qui, pour répéter, jouent du Hendrix, ce n’est pas banal.
Cette production mélange les voix. D’où vient cette idée ?
CH : Maxime Pascal souhaitait innover et mêler les voix lyriques à des voix davantage rompues à ce genre musical et ici, plus précisément, au gospel, jazz…
VL : Nous étions un peu réticents au départ, avant de nous rendre compte que c’est une bonne idée.
VL : Ce mélange là est intéressant et créatif, chacun arrive avec sa qualité de chanteur. Il fallait marier tout cela. Nous venons du théâtre, Maxime Pascal est plus habitué à Stockhausen. Nous n’avons pas loupé le rendez-vous en travaillant ensemble, en s’écoutant beaucoup. Une communication très créative.
Comment considérez-vous cette comédie musicale ?
VL : Cette comédie musicale, faite avant tout pour divertir, possède quelque chose d’assez touchant et sombre. Nous nous en sommes aperçus au fur et à mesure du travail. La musique est assez émouvante, tout comme les personnages. Bien plus profond que ça en a l’air. Nous ne voulions pas qu’Audrey soit une ravissante idiote : c’est avant tout une fille perdue qui se fait violer et battre, mais qui continue à croire au prince charmant, à l’amour et… à son petit pavillon. C’est assez bouleversant, tout comme la tendresse de Seymour.
CH : Même le dentiste, qui est une grosse crapule, finit par m’émouvoir dans sa chanson quand il évoque sa mère qui serait fière de lui, c’est vous dire !
VL : La comédie musicale, c’est tellement génial, elle a le pouvoir d’exacerber tous les sentiments, plus la musique… c’est tellement plus grand que la vie, j’aimerais vivre dans une comédie musicale !
Dans quel état d’esprit êtes-vous juste avant la première ?
CH : Nous traversons la déprime du metteur en scène dont le rôle est bientôt fini. Ce qui est le plus amusant, c’est d’inventer, de trouver sans cesse de nouvelles choses pour la mise en scène. Tout est désormais gelé et ce sont les comédiens qui, eux, vont pouvoir continuer dans la joie du spectacle. Nous sommes confiants, heureux du résultat, mais c’est terminé.
VL : Cet état me fait vraiment penser au baby blues. Nous faisons encore des petites notes, mais c’est du détail.
Quelle est la destinée de cette Petite Boutique ?
VL : C’est un ovni pour l’Opéra Comique d’accueillir un tel spectacle, nous aimerions qu’il soit repris dans un autre lieu car nous devons reconnaître qu’il est un peu frustrant qu’il n’y ait que dix représentations après tout ce travail collectif. Quitte à remettre un orchestre plus conforme à la création de cette petite boutique. Mon rêve absolu serait de créer une comédie musicale de A à Z. Avec les gens que l’on a rencontrés sur ce spectacle, cette envie est décuplée. Mais à une condition : que l’on soit dans le spectacle comme comédiens.
CH : Ce serait sans doute une comédie musicale d’horreur… Je me verrais bien en Nosferatu !