Après Les Parents terribles, Christophe Perton prolonge l’exploration de l’œuvre de Jean Cocteau en imaginant cette tragi-comédie musicale aux sonorités pop sur le thème des amours toxiques. Jean Cocteau écrit Le Bel Indifférent pour Édith Piaf qui laisse sa place ici à Romane Bohringer incarnant une chanteuse d’aujourd’hui. Ce soir-là, en tournée de concerts, elle rentre aussitôt dans sa chambre d’hôtel et attend ce jeune homme auprès duquel elle espère tant pouvoir se blottir, et se sentir protégée. Mais quand finalement il la rejoint et refuse de lui parler, elle, lucide, décide d’affronter la vérité et de laisser son cœur se déverser.
Cocteau écrivit deux versions de ce récit, un texte pour le théâtre, un autre pour des chansons. Christophe Perton compile ici les deux pour imaginer cette comédie musicale résolument moderne.
Notre avis : L’entrelacement réalisé par Christophe Perton à partir des deux versions écrites par Jean Cocteau – une pour le théâtre, une autre sous la forme d’un long poème qui ne fut jamais utilisée – et de musiques originales de Maurice Marius et Emmanuel Jessua aboutit naturellement à une forme de théâtre musical à laquelle on est désormais habitué dans l’adaptation de classiques. Des chansons viennent s’insérer dans le texte parlé – ici, le monologue d’une femme délaissée par son amant – pour exacerber le sentiment, pour sublimer l’invective. Avec le risque, parfois, de heurter le rythme propre au théâtre parlé ou de provoquer des transitions abruptes. Et c’est là l’aspect le moins abouti du spectacle, sans doute parce que les paroles des chansons ne sont pas toujours intelligibles – problème d’acoustique de salle ? – ou, lorsqu’elles le sont, tombent dans l’écueil de la répétition – en particulier, la fin n’en finit pas. C’est dommage car le style pop rock, depuis le lounge apaisé jusqu’aux riffs de guitare exaltés, correspond bien aux sonorités d’aujourd’hui et offre toute une variété d’ambiances qui accompagnent l’évolution psychologique du personnage principal.
La scène d’ouverture, particulièrement réussie, annonce une vitalité de feu qui ne faiblira pas et une scénographie qui ne sera jamais prise en défaut. Le décor est rehaussé d’un étage pour accueillir cinq merveilleux musiciens qui jouent en direct. De magnifiques projections de paysages urbains, de feuillages et de couleurs acidulées ou psychédéliques habillent une chambre d’hôtel plongée dans une Séoul nocturne à la fois bouillonnante et anonyme, où se joue ce déballage à sens unique de toute une relation amoureuse vécue dans la souffrance.
Le texte de Cocteau brille par sa forme aux tournures parfois joliment surannées et par son propos intemporel. Romane Bohringer, incandescente en rock star qui choisit, enfin ce soir, d’affronter son amant trop silencieux, le fait vibrer. Elle s’engage dans les chansons avec les hésitations et les fêlures de sa voix, celles de son personnage qui n’en peut plus de se taire. Face à elle : le danseur Tristan Sagon, beau et indifférent comme l’annonce le titre – mais sa jeunesse insolente ne fausse-t-elle pas l’esprit du texte écrit pour Édith Piaf, qui avait, tout comme son compagnon Paul Meurisse, une vingtaine d’années, lors de la création en 1940 ? Taiseux, cet amant n’a que son corps pour donner la réplique. D’abord par des esquives prudentes, puis par des chorégraphies de plus en plus farouches, auxquelles se mêle parfois la protagoniste et d’où se dégage ce que le texte dit clairement ou sous-entend sur cette relation : un jeu du chat et de la souris déséquilibré, un érotisme intense, une violence impardonnable, un pardon destructeur, une humiliation insoutenable, une incommunicabilité, une toxicité… Ces moments dansés en musique insufflent un relief organique captivant au texte original déjà très fort.
Cette vision inédite, modernisée et mise en musique du classique de Jean Cocteau séduit indéniablement par l’énergie qui se dégage des sept artistes présents sur scène. On n’y est absolument pas indifférent.