Tandis que l’écrivain s’apprête à écrire les premières lignes de son histoire, ses héros prennent vie et chantent ses plus grandes chansons. Colin a tout pour être heureux : un bel appartement baigné de lumière où l’on chante et joue du jazz, de l’argent, des objets loufoques, ses amis Chick, Alise, Nicolas et Isis, et des souris qui lui tiennent compagnie. Mais il se rend compte d’une chose : ce qu’il lui manque, c’est l’amour.
Notre avis : Boris Vian avait prédit qu’il mourrait avant quarante ans, il en aurait cent cette année. C’est à l’occasion de cet anniversaire que la compagnie Les Joues Rouges a décidé de porter L’Écume des jours à la scène. Publié en 1947, ce désormais classique n’eut pourtant aucun succès du vivant de son auteur, mais fut finalement réhabilité par la jeunesse des années soixante. Il n’est certainement pas évident d’adapter cette œuvre aussi complexe, riche, poétique, imaginative et souvent farfelue, et qui aborde autant de thèmes, tels que l’amour, la tristesse, la passion, la maladie, le monde du travail ou le deuil.
Sur scène, Boris Vian est présent aux côtés de ses personnages et, très rapidement, un jeu s’installe entre eux. D’abord, on voit les protagonistes se dessiner sous la baguette de leur démiurge, puis ils prennent le relais, s’appropriant leur histoire sous le regard étonné de l’écrivain. Le texte prend ainsi un relief tout particulier, tout comme les citations choisies et dictées par l’auteur qui revêt parfois le rôle de narrateur.
Même si on aurait pu imaginer un décor plus étoffé, on retrouve sur scène des éléments clés, comme le « pianocktail », la cuisine de Nicolas, un tourne-disque et la chambre fleurie de Chloé, qui nous replongent instantanément dans l’univers du roman. Des transitions très énergiques et bien chorégraphiées rythment la première partie du spectacle et nous rappellent aussi la verve dynamique et très imagée de Boris Vian. Dans la seconde moitié, une ambiance bien plus froide et grave s’installe au même rythme que la maladie de Chloé ; un joli travail des lumières accompagne cette transition.
Le choix d’interpréter les chansons originales de Boris Vian et de les intégrer au sein de la narration s’avère pertinent. Les comédiens réussissent un subtil travail de jeu sur ces textes, d’abord très amusants puis poignants, nous permettant ainsi de les redécouvrir sous un nouveau jour et de les apprécier encore plus. Les personnages secondaires ne sont jamais en reste : en véritable comic relief, ils ponctuent le spectacle de notes d’humour bienvenues, comme le médecin à l’air malade qui rappe ou Jean-Sol Partre (le double cariactural de Jean-Paul Sartre) qui pousse la chansonnette.
Le pari est donc réussi pour la compagnie Les Joues Rouges, qui a su recréer l’atmosphère absurde mais surtout poétique du roman, toute baignée de jazz et de philosophie existentialiste. Et c’est avec plaisir que l’on retrouve le portrait de cette jeunesse innocente, impulsive et pleine d’espoir. On sort de ce spectacle plus qu’ému, et touché par tout l’amour pour Boris Vian que Claudie Russo-Pelosi a distillé dans sa mise en scène.