Le chapelier Prosper Aubertin, marié et père, rêve d’aventures pour échapper à sa routine bourgeoise. Il passe une petite annonce pour trouver une maîtresse. On imagine les quiproquos adultérins pointer déjà le bout de leur nez. Oui, mais le livret d’Ô mon bel inconnu est écrit par Sacha Guitry, et l’histoire prend un tour fantaisiste et brillant qui n’appartient qu’à lui. Avec un supplément de délire : parmi les réponses que reçoit Aubertin se trouvent deux lettres, écrites par sa femme et par sa fille. Sans oublier celle de sa bonne. Ainsi qu’un supplément de finesse : le vaudeville se déplace au Pays basque et se teinte d’explorations psychologiques tendres-amères sur l’insatisfaction et l’attrait de l’inconnu.
La mise en scène de cette production imaginée par le Palazzetto Bru Zane, qui met chaque saison à l’honneur une œuvre du répertoire français (de la période romantique ou parmi ses héritiers), est assurée par Émeline Bayart, tantôt Bécassine pour Denis Podalydès au cinéma, tantôt gouailleuse pour des récitals à l’Opéra Comique, en un mot figure contemporaine vissée avec humeur et humour entre la Belle Époque et l’entre-deux-guerres. Elle cherche dans l’élégance des années 30 et sous la doublure des chapeaux ce qui distingue un amour idéal d’un amour idéalisé et interprète le rôle de Félicie – la bonne – tenu lors de la création de cette comédie musicale, en 1933, par Arletty. Le chef Samuel Jean fait, lui, pétiller la musique de Reynaldo Hahn, aussi légère et attirante qu’un bel inconnu.
Notre avis : Chez les Aubertin, rien ne va plus : en témoigne chaque petit déjeuner qui tourne au drame. Quand ce n’est pas Madame qui se plaint que son thé est trop fort, c’est Mademoiselle qui râle car ses toasts ne sont pas grillés à son goût ou Monsieur qui hurle qu’il n’a pas de cuillère. Évidemment, toute la petite famille incrimine la bonne, qui n’en peut plus de se faire engueuler. Tous ces nerfs en pelote ne sont que le signe d’un flagrant manque de considération et d’amour : Prosper et Antoinette accusent le coup après vingt ans de mariage et envisagent timidement d’aller voir ailleurs ; Marie-Anne, en conflit avec un père autoritaire, songe au prince charmant sans trop y croire ; Félicie en a marre de ses patrons infects et se lasse du célibat, mais comment faire ? Bien sûr, la boutique de chapeaux que tiennent les Aubertin accueille quelques mâles clients qui pourraient faire l’affaire de ces dames, mais ne sont-ils pas un peu trop entreprenants ou curieusement suspects ? Bien sûr, le mari pourrait prendre une maîtresse, mais n’est-ce pas trop coûteux et encombrant ? C’est donc par le système – plus discret et moins direct – des petites annonces dans le journal que Prosper va se mettre en quête de l’âme sœur : on s’envoie et on reçoit des lettres pleines de charme pour se découvrir et se séduire – un peu comme avec Tindr aujourd’hui. L’opération tourne rapidement au vinaigre lorsqu’il découvre que sa femme et sa fille ont répondu à son annonce, puis que la comtesse dont il savoure les missives enflammées n’est autre que… sa bonne. Il décide donc de leur donner une bonne leçon, ce qui va demander un peu d’organisation. Heureusement, dans cet imbroglio, on peut compter sur un gentil voisin muet – donc discret – pour recueillir les confidences de chacun·e.
Signé Sacha Guitry, ce livret, à la fois comique et grinçant, s’avère plus fin qu’une farce aux grosses ficelles. Si Antoinette se fait « pincer le derrière » – ce qui n’a d’ailleurs pas forcément l’air de lui déplaire, c’était avant #metoo – et que Prosper rappelle que « il n’y a qu’une
personne, ici, qui ait le droit d’élever la
voix… c’est moi ! », on ne saurait réduire la trame à une succession de clichés misogynes ou sexistes. Certes, le mari ne supporte pas que son autorité soit bafouée par les trois femmes de sa maisonnée, mais celles-ci se révèlent plus émancipées que prévu. Certes, il se sent trahi par sa femme, coupable sur la route de l’adultère, et déshonoré par sa fille, coupable d’attitude inconvenante, mais, une fois la colère passée et après les avoir traitées de « vicieuses », il prend conscience qu’elles sont probablement « malheureuses » – autant que lui. Chacune des trois situations – la femme, la fille, la bonne – donne l’occasion de revisiter les composantes de l’amour sans jugement et sans mièvrerie, et c’est avec beaucoup de compassion que l’auteur fait évoluer ses personnages.
Les décors et les costumes d’Anne-Sophie Grac – sous les lumières de Joël Fabing – imposent un raffinement visuel tout en adéquation avec le livret en plongeant le spectateur dans une esthétique idéalisée des années 30. On admire l’intérieur bourgeois au grand escalier et au fauteuil confortable ; les élégantes tenues, pour chez-soi, de ville ou plus décontractées tout en modulations de rayures blanches et noires ; et, surtout, une impressionnante collection de chapeaux aux formes et couleurs variées qui habillent littéralement la scène – jusque dans le lustre – d’une manière exquise. La mise en scène soignée et respectueuse d’Émeline Bayart s’appuie également sur une direction d’acteurs inspirée dont semblent se délecter les artistes et qui leur inspire une justesse manifeste.
Jean-François Novelli déclenche les rires à chacune de ses outrances grâce à un jeu très physique et ses inflexions de voix, aussi bien en soupirant dévergondé qu’en propriétaire de villa profiteur de la situation. Dans un registre similaire, Émeline Bayart use de sa gouaille – Arletty fut la créatrice du rôle – et de ses clowneries en impayable domestique rebelle mais parfois un peu bébête. Tout en geste et en mimique dans son rôle de sympathique muet, Carl Ghazarossian déploie, pour notre plus grand bonheur en fin de soirée, sa magnifique voix de ténor qu’on lui connaît. En amoureux sûr de lui, Victor Sicard affirme un timbre séduisant et une démarche de conquérant. Sheva Tehoval lui donne délicieusement la réplique et offre à son personnage de jeune fille une fraîcheur évidente. Clémence Tilquin, au port de tête élégant, au visage radieux et à la voix racée, insuffle à Antoinette un zeste bienvenu de tristesse d’épouse incomprise. Enfin, Marc Labonnette, impérial en pater familias contesté, oscille, quand il ne reprend pas ses esprits de calculateur, entre voix tonitruante courroucée et folie façon zinzin dépassé par un vent d’indépendance qui n’est pas sans rappeler Louis de Funès dans Oscar.
Dans ce tourbillon de théâtre, la musique de Reynaldo Hahn nous a paru presque en retrait, d’abord parce que le texte parlé occupe objectivement une part importante et comme si les agréables airs et duos n’étaient, pour plusieurs d’entre eux, que des anecdotes décoratives ou déconnectées de l’intrigue. Cela dit, personne ne peut résister au suave trio qui porte le titre de l’œuvre, langoureusement chanté par ces dames dans un mini-ballet voluptueux et dont la mélodie reviendra à plusieurs reprises comme un écho. Le final enlevé de la première partie fait également grand effet : à coups de « Partons ! », chaque personnage manifeste sa joie de quitter son quotidien pour aller vivre son rêve au bord de mer – on sent le frémissement de « A Weekend un the Country » du Little Night Music de Sondheim. De même, l’énergique grand final, « Partez ! » vient clore, tout en feu d’artifice et sur un mode « Fait’-nous d’la publicité dans la bonn’ société », une soirée jubilatoire savoureusement nappée par des Frivolités Parisiennes en grande forme sous la baguette de Samuel Jean. Merci au Palazzetto Bru Zane de cette initiative.
Après l’incontestable succès de Coups de roulis il y a quelques semaines et des années de programmation assumée, le Théâtre de l’Athénée s’affirme une fois encore comme le lieu idéal où l’opérette et la comédie musicale françaises du début du XXe siècle, habilement mise au goût du jour et servie par des artistes de qualité, peut s’épanouir… pour la plus grande joie d’un public de tout âge.