Ô mon bel inconnu

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Théâtre de l'Athénée–Louis-Jouvet – Sq. de l'Opéra–Louis-Jouvet, 75009 Paris.
Du 7 au 16 avril 2023.
Renseignements et réservations sur le site de l'Athénée.

Le chape­lier Pros­per Aubertin, mar­ié et père, rêve d’aventures pour échap­per à sa rou­tine bour­geoise. Il passe une petite annonce pour trou­ver une maîtresse. On imag­ine les quipro­qu­os adultérins point­er déjà le bout de leur nez. Oui, mais le livret d’Ô mon bel incon­nu est écrit par Sacha Gui­t­ry, et l’histoire prend un tour fan­tai­siste et bril­lant qui n’appartient qu’à lui. Avec un sup­plé­ment de délire : par­mi les répons­es que reçoit Aubertin se trou­vent deux let­tres, écrites par sa femme et par sa fille. Sans oubli­er celle de sa bonne. Ain­si qu’un sup­plé­ment de finesse : le vaude­ville se déplace au Pays basque et se teinte d’explorations psy­chologiques ten­dres-amères sur l’insatisfaction et l’attrait de l’inconnu.

La mise en scène de cette pro­duc­tion imag­inée par le Palazzet­to Bru Zane, qui met chaque sai­son à l’honneur une œuvre du réper­toire français (de la péri­ode roman­tique ou par­mi ses héri­tiers), est assurée par Éme­line Bayart, tan­tôt Bécas­sine pour Denis Poda­ly­dès au ciné­ma, tan­tôt gouailleuse pour des réc­i­tals à l’Opéra Comique, en un mot fig­ure con­tem­po­raine vis­sée avec humeur et humour entre la Belle Époque et l’entre-deux-guerres. Elle cherche dans l’élégance des années 30 et sous la dou­blure des cha­peaux ce qui dis­tingue un amour idéal d’un amour idéal­isé et inter­prète le rôle de Féli­cie – la bonne – tenu lors de la créa­tion de cette comédie musi­cale, en 1933, par Arlet­ty. Le chef Samuel Jean fait, lui, pétiller la musique de Rey­nal­do Hahn, aus­si légère et atti­rante qu’un bel inconnu.

Notre avis : Chez les Aubertin, rien ne va plus : en témoigne chaque petit déje­uner qui tourne au drame. Quand ce n’est pas Madame qui se plaint que son thé est trop fort, c’est Made­moi­selle qui râle car ses toasts ne sont pas gril­lés à son goût ou Mon­sieur qui hurle qu’il n’a pas de cuil­lère. Évidem­ment, toute la petite famille incrim­ine la bonne, qui n’en peut plus de se faire engueuler. Tous ces nerfs en pelote ne sont que le signe d’un fla­grant manque de con­sid­éra­tion et d’amour : Pros­per et Antoinette accusent le coup après vingt ans de mariage et envis­agent timide­ment d’aller voir ailleurs ; Marie-Anne, en con­flit avec un père autori­taire, songe au prince char­mant sans trop y croire ; Féli­cie en a marre de ses patrons infects et se lasse du céli­bat, mais com­ment faire ? Bien sûr, la bou­tique de cha­peaux que tien­nent les Aubertin accueille quelques mâles clients qui pour­raient faire l’affaire de ces dames, mais ne sont-ils pas un peu trop entre­prenants ou curieuse­ment sus­pects ? Bien sûr, le mari pour­rait pren­dre une maîtresse, mais n’est-ce pas trop coû­teux et encom­brant ? C’est donc par le sys­tème – plus dis­cret et moins direct – des petites annonces dans le jour­nal que Pros­per va se met­tre en quête de l’âme sœur : on s’envoie et on reçoit des let­tres pleines de charme pour se décou­vrir et se séduire – un peu comme avec Tin­dr aujour­d’hui. L’opération tourne rapi­de­ment au vinai­gre lorsqu’il décou­vre que sa femme et sa fille ont répon­du à son annonce, puis que la comtesse dont il savoure les mis­sives enflam­mées n’est autre que… sa bonne. Il décide donc de leur don­ner une bonne leçon, ce qui va deman­der un peu d’organisation. Heureuse­ment, dans cet imbroglio, on peut compter sur un gen­til voisin muet – donc dis­cret – pour recueil­lir les con­fi­dences de chacun·e.

©Marie Pétry

Signé Sacha Gui­t­ry, ce livret, à la fois comique et grinçant, s’avère plus fin qu’une farce aux gross­es ficelles. Si Antoinette se fait « pin­cer le der­rière » – ce qui n’a d’ailleurs pas for­cé­ment l’air de lui déplaire, c’était avant #metoo – et que Pros­per rap­pelle que « il n’y a qu’une
per­son­ne, ici, qui ait le droit d’élever la
voix… c’est moi ! », on ne saurait réduire la trame à une suc­ces­sion de clichés misog­y­nes ou sex­istes. Certes, le mari ne sup­porte pas que son autorité soit bafouée par les trois femmes de sa maison­née, mais celles-ci se révè­lent plus éman­cipées que prévu. Certes, il se sent trahi par sa femme, coupable sur la route de l’adultère, et déshon­oré par sa fille, coupable d’attitude incon­venante, mais, une fois la colère passée et après les avoir traitées de « vicieuses », il prend con­science qu’elles sont prob­a­ble­ment « mal­heureuses » – autant que lui. Cha­cune des trois sit­u­a­tions – la femme, la fille, la bonne – donne l’occasion de revis­iter les com­posantes de l’amour sans juge­ment et sans mièvrerie, et c’est avec beau­coup de com­pas­sion que l’auteur fait évoluer ses personnages.

©Marie Pétry

Les décors et les cos­tumes d’Anne-Sophie Grac – sous les lumières de Joël Fabing – imposent un raf­fine­ment visuel tout en adéqua­tion avec le livret en plongeant le spec­ta­teur dans une esthé­tique idéal­isée des années 30. On admire l’intérieur bour­geois au grand escalier et au fau­teuil con­fort­able ; les élé­gantes tenues, pour chez-soi, de ville ou plus décon­trac­tées tout en mod­u­la­tions de rayures blanch­es et noires ; et, surtout, une impres­sion­nante col­lec­tion de cha­peaux aux formes et couleurs var­iées qui habil­lent lit­térale­ment la scène – jusque dans le lus­tre – d’une manière exquise. La mise en scène soignée et respectueuse d’Éme­line Bayart s’appuie égale­ment sur une direc­tion d’acteurs inspirée dont sem­blent se délecter les artistes et qui leur inspire une justesse manifeste.

©Marie Pétry

Jean-François Nov­el­li déclenche les rires à cha­cune de ses out­rances grâce à un jeu très physique et ses inflex­ions de voix, aus­si bien en soupi­rant déver­gondé qu’en pro­prié­taire de vil­la prof­i­teur de la sit­u­a­tion. Dans un reg­istre sim­i­laire, Éme­line Bayart use de sa gouaille – Arlet­ty fut la créa­trice du rôle – et de ses clowner­ies en impayable domes­tique rebelle mais par­fois un peu bébête. Tout en geste et en mim­ique dans son rôle de sym­pa­thique muet, Carl Ghaz­aross­ian déploie, pour notre plus grand bon­heur en fin de soirée, sa mag­nifique voix de ténor qu’on lui con­naît. En amoureux sûr de lui, Vic­tor Sicard affirme un tim­bre séduisant et une démarche de con­quérant. She­va Teho­val lui donne déli­cieuse­ment la réplique et offre à son per­son­nage de jeune fille une fraîcheur évi­dente. Clé­mence Tilquin, au port de tête élé­gant, au vis­age radieux et à la voix racée, insuf­fle à Antoinette un zeste bien­venu de tristesse d’épouse incom­prise. Enfin, Marc Labon­nette, impér­i­al en pater famil­ias con­testé, oscille, quand il ne reprend pas ses esprits de cal­cu­la­teur, entre voix toni­tru­ante cour­roucée et folie façon zinzin dépassé par un vent d’indépen­dance qui n’est pas sans rap­pel­er Louis de Funès dans Oscar.

©Marie Pétry

Dans ce tour­bil­lon de théâtre, la musique de Rey­nal­do Hahn nous a paru presque en retrait, d’abord parce que le texte par­lé occupe objec­tive­ment une part impor­tante et comme si les agréables airs et duos n’étaient, pour plusieurs d’entre eux, que des anec­dotes déco­ra­tives ou décon­nec­tées de l’intrigue. Cela dit, per­son­ne ne peut résis­ter au suave trio qui porte le titre de l’œuvre, lan­goureuse­ment chan­té par ces dames dans un mini-bal­let voluptueux et dont la mélodie revien­dra à plusieurs repris­es comme un écho. Le final enlevé de la pre­mière par­tie fait égale­ment grand effet : à coups de « Par­tons ! », chaque per­son­nage man­i­feste sa joie de quit­ter son quo­ti­di­en pour aller vivre son rêve au bord de mer – on sent le frémisse­ment de « A Week­end un the Coun­try » du Lit­tle Night Music de Sond­heim. De même, l’énergique grand final, « Partez ! » vient clore, tout en feu d’artifice et sur un mode « Fait’-nous d’la pub­lic­ité dans la bonn’ société », une soirée jubi­la­toire savoureuse­ment nap­pée par des Friv­o­lités Parisi­ennes en grande forme sous la baguette de Samuel Jean. Mer­ci au Palazzet­to Bru Zane de cette initiative.

©Marie Pétry

Après l’incontestable suc­cès de Coups de roulis il y a quelques semaines et des années de pro­gram­ma­tion assumée, le Théâtre de l’Athénée s’affirme une fois encore comme le lieu idéal où l’opérette et la comédie musi­cale français­es du début du XXe siè­cle, habile­ment mise au goût du jour et servie par des artistes de qual­ité, peut s’épanouir… pour la plus grande joie d’un pub­lic de tout âge.

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