Notre avis : Les gens familiers de New York connaissent les différents quartiers des cinq « boros » qui constituent l’ensemble de la ville. En revanche, beaucoup seraient en peine de situer précisément The Five Points, un quartier dans le sud de Manhattan qui a disparu vers la fin du XIXe siècle, près de là où se trouve aujourd’hui l’hôtel de ville (City Hall).
Dans les années 1800, The Five Points n’était pas un quartier recommandable. Outre le fait que des gangs organisés se disputaient ce « territoire », les gens qui y trouvaient refuge étaient pour la plupart d’anciens esclaves noirs qui avaient réussi à s’échapper du joug des colonialistes sudistes, ou des émigrés, notamment des Irlandais qui fuyaient l’oppression du gouvernement de Sa Majesté britannique et la Grande Famine qui dévastait l’Europe (selon les statistiques de l’époque, il en arrivait plus de 30 000 chaque année).
Outre la misère qui y régnait, The Five Points était également un foyer d’épidémies et de crimes, et souffrait d’autres problèmes dus à une surpopulation et à un manque de logements. Et pourtant, chose presque unique à l’époque : les résidents, quelles que soient leur origine ou leur race, semblaient y vivre en parfaite harmonie.
C’est dans ce cadre, en pleine guerre de Sécession, que Christina Anderson, Craig Lucas et Larry Kirwan ont choisi de situer la nouvelle comédie musicale Paradise Square, dont la première à Broadway vient d’avoir lieu. Le titre de l’œuvre est le nom d’un bar du quartier, qui sert également de maison de passe, où se retrouvent les habitués du coin, Blancs et Noirs, pour boire un pot, chanter, danser, « faire l’amour sans devoir rendre des comptes à qui que ce soit », comme le précise les paroles de l’une des chansons, et se marier entre individus de races différentes au mépris des restrictions en vigueur, même dans les États du Nord.
La tenancière du bar est Nelly O’Brien, qui, en dépit de son nom, est une Noire mariée à un Irlandais, Willie O’Brien, lequel s’est engagé dans l’armée des Nordistes en témoignage de la gratitude qu’il veut exprimer envers son pays d’adoption. Nelly est secondée dans ses occupations par Annie Lewis, la sœur de Willie, qui a épousé un pasteur, Samuel Jacob Lewis, un Noir. Au début de l’action, celui-ci vient justement de prendre sous sa protection un jeune esclave qui a fui le Sud, et qu’il baptise du nom de Washington Henry pour échapper aux questions que pourraient poser les autorités. Comme preuve de l’unité qui existe entre les gens du quartier, quand Owen, le neveu d’Annie, arrive d’Irlande, lui et Washington se mettent d’accord pour partager la même chambre, la seule alors disponible dans l’immeuble, et ce encore en infraction aux règles strictes qui existent dans la ville sur le plan social. .
Entre-temps la guerre civile continue de faire des dégâts, et quand Willie est tué au cours d’un combat avec une division sudiste, son copain d’armes Mike, qui a perdu un bras au cours de la bataille, vient annoncer la nouvelle à Nelly et lui offre ses services pour gérer son établissement, ce qu’elle refuse. Mortifié, Mike jure de se venger. L’occasion s’en présente quand un jeune pianiste, que Nelly vient d’embaucher pour accompagner les danses et chants de ses consommateurs, lui confie que Washington lui a révélé que, pour s’enfuir de la plantation où il était esclave, il a été obligé de tuer son maître. Il n’en faut pas plus pour que Mike puisse le dénoncer aux autorités.
C’est justement le moment où les Blancs opposés aux mesures anti-abolition d’Abraham Lincoln décident de manifester dan les rues de la ville, dont un groupe mené par Mike, qui dans son désir de vengeance, les mène vers le quartier de The Five Points pour y détruire le Paradise Square. À l’annonce de l’émeute qui se précise, les habitués du bar, Irlandais et Noirs, font un front commun devant l’établissement au risque d’être tués dans la mêlée. Ils seront épargnés par les émeutiers, même si le Paradise Square est détruit quand ces derniers y mettent le feu.
Cette histoire purement fictive prend un relief très caractéristique dans le cadre réel dans lequel elle se trouve, grâce surtout à l’ interprétation des différents acteurs principaux – l’actrice qui joue Nelly, Aisha Jackson, a une voix extraordinaire qu’elle utilise avec bonheur dans plusieurs morceaux choisis, tels que « Let It Burn » qui lui vaut une ovation, ou « Someone to Love », un duo avec Chilina Kennedy dans le rôle d’Annie. Également très remarqué, A.J. Shively, accompagné de Colin Barkell et Garrett Coleman, se distingue dans des danses irlandaises du plus bel effet.
Dans la mise en scène serrée de Moisés Kaufman, l’action se déroule de façon logique, agrémentée de plusieurs moments dynamiques chorégraphiés par Bill T. Jones. Seul point faible de cette production : la plupart des chansons, dans la veine de celles créées par Stephen Foster, célèbre compositeur de « Oh! Susanna », manquent d’inspiration, ce qui n’empêche pas les spectacle d’être un véritable triomphe.