« C’est souvent en période de crise qu’il y a de grandes vagues d’amour pour la comédie musicale », expliquait N.T. Binh (journaliste, enseignant spécialiste de l’âge d’or du cinéma hollywoodien, réalisateur et scénariste) au début du mois d’avril dans l’émission « Grand bien vous fasse ! ». En donnant l’exemple du film Top Hat (1935), film réalisé au cœur de la crise des années 30, il montre à quel point la comédie musicale peut constituer une échappatoire. Il est vrai que lorsque Fred Astaire et Ginger Rogers entonnent ensemble la mélodie de « Cheek to Cheek », ils transportent avec eux les spectateurs au paradis. Le musical, au cinéma ou sur scène, possèderait-il un étrange pouvoir ? Doit-on envisager Broadway comme immarcescible ?
L’histoire a montré que les différentes crises qui se sont succédées, même si elles ont pu fortement ébranler l’industrie de la comédie musicale américaine, ne l’ont jamais fait plier. Elle s’en est toujours sortie, et souvent même s’en est trouvée renforcée. Comment ces guerres, krachs, attentats et autres événements terribles qui ont secoué Broadway ont-ils été vécus, repoussés ou intégrés ? Petit panorama non exhaustif du show-biz en temps de crise.
Tout d’abord, le musical naît aux États-Unis dans une période pour le moins tourmentée. La seconde moitié du XIXe siècle correspond à la guerre de Sécession, la conquête de l’Ouest et les conflits d’intérêts qu’elle engendre, ainsi qu’à la montée des idéologies nationalistes en Europe. Ces tensions font naître un profond besoin de rassemblement national et une quête identitaire. Le musical est l’un des points de convergence, car il réunit non seulement un large public dans les salles de théâtre mais il fédère surtout le peuple américain autour de chansons qui deviennent de véritables hymnes en parcourant le pays. Un sentiment d’unité se crée ainsi entre les occupants de plus en plus divers d’un territoire en pleine expansion. Le musical offre d’ailleurs aux minorités et aux groupes défavorisés – Irlandais, Juifs, Italiens, Afro-Américains – une voie vers une intégration plus large, de la manière la plus visible en tant qu’interprètes, mais aussi en tant que librettistes ou compositeurs. Cette fonction fédératrice serait-elle donc l’essence de la comédie musicale ?
A ce titre, citons Show Boat (1927), considérée comme la première du genre – au sens où elle présente un livret cohérent sur une musique intégrée à la narration –, et qui en sera un exemple marquant. À travers une histoire très américaine qui mêle divers personnages dans une intrigue empreinte de critique sociale, le succès qu’elle remporte suggère une adhésion aux valeurs d’inclusion qu’elle défend (comédiens noirs sur scène, couple mixte). Mais revenons quelques années en arrière…
La fin de la guerre de Sécession (1861–1865) permet au pays de se détacher de l’ère victorienne pour s’ouvrir à un monde moderne. C’en est ainsi fini du puritanisme qui désapprouve le théâtre et les vices qui lui sont associés (prostitution, travestisme…). L’après-guerre et la reconstruction permettent aussi de libérer un temps de loisir sur le temps de travail : le théâtre devient alors un divertissement populaire. The Black Crook (1866), même s’il ne présente qu’en germe ce que deviendra le musical, est le succès marquant de cette époque. Son origine, purement accidentelle, est intéressante d’autant qu’elle mettait en scène une troupe de danseurs français dont les costumes et décors avaient brûlé et qui se trouvaient de ce fait sans travail et sans ressources. A l’origine la pièce était un sombre drame qui n’avait aucun succès, mais l’apport des danses par cette troupe allait tout changer et en faire un succès qui se prolongea jusqu’à la première Guerre mondiale. Malgré son coût de production exorbitant dû à ses nombreux et grandioses effets scéniques, le spectacle jouit d’une grande réussite. Ce succès s’inscrit dans un contexte de sortie d’une guerre civile, où se fait pressant le besoin d’échapper à la réalité encore si proche des atrocités perpétrées par les deux camps.
Le krach de 1929 et la Grande Dépression représentent une épreuve colossale pour Broadway. Le déclin du nombre de spectacles entraîne la fermeture définitive de théâtres. L’arrivée du cinéma parlant ne facilite pas cette situation : le public plus désargenté délaisse rapidement la scène pour l’écran. Il devient également trop onéreux d’importer des productions étrangères. C’est donc grâce à ces contraintes que les comédies musicales deviennent de purs produits américains : empreintes de jazz, de ragtime et de swing (une musique plus urbaine) au sein d’un paysage familier, composées de personnages typiques (le cow-boy, l’ingénue…), et se pare d’un humour grinçant voire politique en réaction à la période.
En 1931, Of Thee I Sing (musique et paroles des frères Gershwin), raconte l’histoire d’un candidat à l’élection présidentielle qui utilise un concours de beauté comme stratagème pour sa campagne. C’est la première pièce de théâtre musical à être récompensée du prix Pulitzer – l’attribution de ce prix aux auteurs d’œuvres musicales, dans la catégorie Théâtre, est toujours peu fréquente. Mais les années 30 sont aussi synonyme du boom économique post-dépression, de la levée de la prohibition et de la mise en place des réformes du président Roosevelt qui bénéficient à la ville de New York. Un énorme pan des politiques culturelles du New Deal mené par Harry Hopkins s’organise autour du « Federal Theater Project » et propulse sur le devant de la scène de jeunes créateurs dont certains vont devenir de grandes figures de Broadway. Orson Welles, futur cinéaste de renom, débute ainsi par la mise en scène de The Craddle Will Rock en 1937. Hopkins a en effet compris que la culture peut jouer un rôle dans la reconstruction du pays en adoptant une mission éducative, ainsi qu’en contribuant à réconforter et à rassurer le peuple. C’est à la fin de cette décennie que Broadway commence à atteindre des résultats économiques exceptionnels, grâce à une extraordinaire qualité artistique : des paroles éclairées, des airs entraînants liés à des livrets innovants, et les plus grands compositeurs et paroliers que sont les frères Gershwin, Cole Porter ou encore Irving Berlin.
Le musical devient un médium privilégié pour la diffusion de mythologies américaines, en particulier lors de crises planétaires durant lesquelles les États-Unis voient leur rôle renforcé sur la scène internationale. Pendant la Seconde Guerre mondiale, les comédies musicales sont souvent des récits rassurants, qui définissent le peuple américain comme une nation moderne et sûre, et comme un modèle de développement. La définition de nation prônée par les États-Unis s’inscrit en opposition à celle qu’ils perçoivent de l’Europe. Ainsi, contrairement au nationalisme nazi qui rejette et massacre une grande partie de sa population, les États-Unis adoptent une position ouverte, basée sur le fameux « melting pot ». C’est aussi la période de l’Americana, qui se manifeste par un imaginaire autour du sentiment de bonté simple, de nostalgie, d’un environnement rural, de valeurs d’inclusion, et de réconciliation que l’on retrouve dans les comédies musicales de l’âge d’or. Le chercheur américain R. Knapp explique que ces dernières ont tendance à enjoliver la réalité et à utiliser le « marriage trope » : une histoire d’amour au premier abord impossible mène finalement à un mariage symbolisant l’union d’êtres apparemment incompatibles (familles, classes, races, idées, idéologies…) dans un partenariat stabilisé par l’harmonie amoureuse. C’est donc l’inverse du modèle du nationalisme uni-ethnique : le melting pot des personnages sur scène. On retrouve en effet ces principes dans les plus grands musicals de l’époque comme Oklahoma! (1943), Guys and Dolls (1950) ou The Music Man (1957).
Oklahoma! est peut-être l’illustration la plus flagrante de tous ces mécanismes. L’intrigue se déroule en territoire indien, mais, au lieu de nous livrer la terrible histoire de l’Oklahoma (terre de conquête douloureuse et honteuse, région dévastée par des catastrophes météorologiques…), elle nous présente une communauté plus que soudée, attachée à sa terre qu’elle fait fructifier. Cette micro-société, dépeinte comme si elle avait toujours été là, se voit renforcée par le mariage de Laurey et Curly, et donc l’intégration d’un nouveau membre, le brave et courageux cow boy. En plein milieu de la Seconde Guerre mondiale, cela n’a rien d’innocent. La société illustrée par le livret représente la nation des États-Unis, plus unie que jamais, accueillante, bienveillante, par opposition aux déchirements qui se déroulent au même moment en Europe – mais, bien entendu, il n’est jamais question des violences envers les Indiens natifs…
Passé cette époque « dorée », les crises de la seconde moitié du XXe siècle engendrent un tout autre comportement et portent sur les scènes new-yorkaises les contre-cultures. Les swinging sixties sont marquées par une forte tourmente sociale : protestations face à la guerre du Viêt Nam, lutte pour les droits civiques, actions policières répressives, libération sexuelle, vague d’assassinats politiques, augmentation de la consommation de drogue… Un écart générationnel se creuse sur les questions de société, de mode et de musique.
À Broadway, le choc qui incarne ce clivage est Hair (1967) de Gerome Ragni et James Rado. La pièce représente une tentative d’alternative aux comédies musicales de l’ancienne génération. Écrite de façon documentaire, sans véritable narration, elle relate la vie, au jour le jour, d’un groupe de jeunes rebelles baignés d’idéaux politiques, de musique rock et psychédélique. Elle nous parle de liberté aussi bien dans le fond que dans la forme, et participe à démonter l’establishment à Broadway. Elle remet en question la frontière entre spectateurs et artistes, notamment en invitant le public à monter sur scène pour le final ; elle utilise un groupe de comédiens comme thème central plutôt qu’un personnage incarné par une vedette ; elle crée un sentiment de spontanéité aussi bien dans le texte que dans les chorégraphies, le livret servant de trame à l’improvisation. Ainsi, cette pièce nous présente une Amérique nouvelle, grâce à une mythologie alternative qui n’avait auparavant pas sa place sur scène.
Durant toute cette période, New York est souvent au centre de ces crises : krach de Wall Street, port d’embarcation pour les soldats, et plus récemment, cible de nombreux attentats. Après le 11-Septembre, Broadway est contraint de fermer ses portes. La situation peut sembler similaire à celle d’aujourd’hui, mais, en 2001, l’interruption ne dure que deux jours. Dans cette vidéo réalisée par Playbill en 2011, les comédiens se souviennent de l’incertitude juste après le choc, l’arrêt brutal des répétitions et des previews ainsi que le shutdown de la ville. Ils expriment d’ailleurs les mêmes incertitudes qu’aujourd’hui : va t‑on rouvrir ? Est-ce pertinent ? Le public sera-t-il au rendez-vous ? Comment réagira-t-il aux traits d’humour ? Quand les touristes retourneront-ils à New York ? Mais ils racontent aussi, dans cette interview, avec quelle évidence le public est revenu vers eux et leur a exprimé sa gratitude pour ce moment de relâchement dans un contexte de tension. Au sein de cette salle sombre, la comédie musicale leur donnait la permission de jubiler par le biais d’autres personnages et de se raccrocher à la civilisation plutôt qu’à la peur. Pourtant, cette crise a eu des conséquences immédiates sur les shows présentés à Broadway à l’époque. Par exemple, la modificationsde certains traits d’humour d’Urinetown ou la suppression pour quelques semaines des explosions de bombes et de coups de fusils dans le numéro « Springtime for Hitler » de The Producers.
Ainsi, même à travers les crises, le musical reste un repère, un moyen d’évasion, de divertissement et même de cicatrisation.
Alors… Une fois ce virus maîtrisé, espérons que nous n’aurons pas à nous inquiéter. La comédie musicale saura, comme elle l’a toujours fait, se réinventer. Car si Broadway a une devise, c’est bien celle-ci : The show must go on !
Pour aller plus loin :
- KNAPP, R. The American Musical and the Formation of National Identity. Princeton University Press.
- RIIS T., “Musical Theatre”, The Cambridge History of American Theatre Vol. II
- DEGEN J., « Musical Theatre since World War II », The Cambridge History of American Theatre Vol. III