En 2008, les couplets de seize mesures rappées mélangés aux rythmes latinos du très populaire In the Heights de Lin-Manuel Miranda viennent secouer la scène du Richard Rodgers Theatre à Broadway.
Bien que d’autres œuvres aient précédemment teinté leurs numéros de paroles rappées – notamment Dreamgirls, The Wiz ou encore The Music Man dans sa chanson « Ya Got Trouble » –, c’est bel et bien la première fois qu’un spectacle est écrit et composé par un véritable aficionado de hip-hop. Dans Hamilton, Lin-Manuel Miranda ne cache pas l’influence de The Notorious B.I.G., Run-DMC, Jay‑Z, Eminem ou encore Mobb Deep sur ses compositions. Il n’y a qu’à voir les multiples références que la comédie musicale pioche dans les textes de ces artistes :
« And if you don’t know, now you know (Mr. President) » – « Juicy », Notorious B.I.G.
« I’m D.M.C. (John Laurens), in the place to be » – « Sucker M.C.’s », Run-DMC.
« I’m only nineteen but my mind is older, and when the things get real my warm heart turns colder (these New York City streets get colder) » – « Shook Ones », Mobb Deep.
Comment expliquer l’enthousiasme du public alors que ce style de musique est très peu répandu à Broadway ?
Tout d’abord, In the Heights, tout comme Hamilton, a conservé de nombreux codes de la comédie musicale, tels que la présence d’un orchestre, des mélodies charmantes sur les refrains, l’utilisation d’harmonies…
Notons également la clairvoyance de l’auteur qui choisit de faire une référence à Duke Ellington : « I’ve never been north of Ninety-Sixth Street! – Well, you must take the A train » ; puis de citer Cole Porter dès les premières phrases du prologue : « Like my man Cole Porter said people come through for a few cold waters », comme pour certifier aux spectateurs : « Ne vous méprenez pas, nous venons du même endroit. »
Pourtant, on ne peut pas dire que les œuvres de Lin-Manuel Miranda s’ancrent véritablement dans le mouvement hip-hop. Les textes de la coqueluche de Broadway n’ont conservé que la douce et jolie part du rap que le grand public semble apprécier, à savoir : la finesse verbale, la subtilité des sonorités, la sagesse des mots. Ces spectacles mettent de côté une autre facette dominante du rap que l’on qualifiera positivement de « brute », souvent perçue comme agressive, mais qui est l’essence du style. Peut-être serait-il intéressant de creuser cet aspect rugueux, dans le but de faire évoluer encore un peu plus la comédie musicale ? Et notamment en France ?
Nous sommes convaincus que les richesses musicales du rap en France – souvent considérée comme la seconde terre mère du hip-hop – donneraient naissance à de nouvelles œuvres qui n’auraient pas à rougir face aux succès américains… surtout si les auteur·ices français·es s’autorisent à repousser les règles de la bienséance verbale que les milieux de théâtres se sont imposées.
Le rap français foisonne d’artistes talentueux, tout particulièrement dans un genre que l’on nomme le storytelling, littéralement « récit d’histoire ». Cette qualité d’écriture, gage de qualité tant dans le rap que dans la comédie musicale, nous paraît un point commun capital entre ces deux formes d’art.
Pour illustrer notre propos, voici une liste de morceaux de rap français qui, malgré leur jargon parfois acéré, pourraient aisément être mis en scène dans une comédie musicale.
- « La Lettre » de Lunatic, 2000.
— « 94 » de Rohff, 2004.
— « Pas à vendre » de Casey, 2006.
— « Si c’était le dernier » de Diam’s, 2009.
— « Olive & Tom » de Alpha Wann, 2018.
— « Minitel » de Ziné, 2019.
— « Tiroir bleu » de Tuerie, 2022.
Parfois même, certains albums entiers pourraient donner lieu à de véritables productions de comédies musicales dignes de ce nom. Rappelons qu’il n’est pas rare qu’un projet de spectacle débute à partir d’albums concepts dans lesquels l’enchaînement des chansons développe une histoire : c’était le principe assumé de l’opéra rock lorsque le genre est né, ce fut le cas d’Hamilton et, plus récemment, de Hadestown d’Anaïs Mitchell.
L’exemple le plus récent est l’album de l’artiste Laylow sorti en juillet 2021, dont le titre L’Étrange Histoire de Mr. Anderson suscite déjà un musical. Le projet est construit en suivant une narration structurée à la manière d’un véritable livret, alternant chansons et scènes dialoguées. Le climax, situé dans le morceau « Lost Forest » offre un équilibre parfait entre chant et texte, tout en augmentant l’intensité de la scène. Une écoute intégrale de l’album est vivement conseillée (51 minutes).
Citons aussi Molière, l’opéra urbain avec le rappeur Lonespi en rôle-titre, projet qui semble aller dans le sens d’une intégration des musiques actuelles au format de la comédie musicale. En attendant la première annoncée le 7 novembre 2023 au Palais des Sports de Paris, les premiers extraits disponibles sur le site officiel ont piqué notre curiosité.
La comédie musicale française devrait s’autoriser à renforcer le lien que certains spectacles outre-Atlantique ont déjà tissé entre rap et comédie musicale. Ajoutons des basses 808 vibrantes à nos compositions ! Greffons des sonorités planantes à nos ballades ! Pimentons nos orchestres d’effets électroniques ! Inspirons-nous d’artistes novateurs d’aujourd’hui tels que Chilla, Guy2Bezbar, Aloïse Sauvage ! Et pourquoi ne pas aller jusqu’à assaisonner certaines chansons de touches subtiles d’autotune, non dans un but de corriger les fausses notes, mais car nous sommes persuadés que de nouvelles sonorités auraient tout à fait leur place dans un genre de spectacle qui n’a jamais cessé de se renouveler !