La comédie musicale est belle et bien la signature du Signature Theatre. En 2009, il remporte d’ailleurs un Tony Award, non pas pour l’une de ses productions, mais bien en tant qu’institution : le Regional Theatre Tony Award récompense les théâtres régionaux, c’est-à-dire les établissements professionnels en dehors de New York (il y eut cependant une exception en 2014). Et pas de doute que le Signature Theatre, situé dans le comté d’Arlington, à quelques minutes seulement de Washington, mérite ce prix et un petit détour ! La rédaction de Regard en Coulisse s’y est rendue pour vous.
Le Signature Theatre est important dans le paysage de la comédie musicale aux États-Unis. Grâce à sa programmation audacieuse entre revivals et créations, il fait vivre et progresser l’écosystème du musical en dehors de Broadway. Il abrite surtout le plus grand programme de bourse de théâtre musical aux États-Unis, le American Musical Voices Project. Construit à partir de la donation d’un million de dollars par la Shen Family Foundation en 2007, ce programme s’articule autour de plusieurs prix :
— le Initial Musical Theater Composer Grants, qui récompense des compositeurs mais finance aussi des créations qui sont ensuite mises à l’affiche du théâtre la saison suivante ;
— le Musical Theater Leadership Awards, qui récompense des personnes pour leur influence et leur contribution au développement du théâtre musical contemporain.
— Enfin, Next Generation, dernier volet mis en place, vise à mettre en valeur des compositeurs émergents.
Ce système permet de faire vivre la création et a déjà récompensé Michael John LaChiusa (The Wild Party), Jeanine Tesori (Fun Home, Shrek The Musical), ou encore Audra McDonald.
Haut lieu du musical, le Signature Theatre a donc, depuis son ouverture en 1989, accumulé les productions à succès. Même les plus grands noms y ont présenté des œuvres : James Lapine, John Kander et Fred Ebb, Terrence McNally… Mais c’est surtout avec Stephen Sondheim que le théâtre a tissé une relation toute particulière, en produisant trente de ses comédies musicales, revues et concerts – c’est plus que tout autre théâtre professionnel du pays. C’est d’ailleurs avec ce compositeur qu’il ouvre sa deuxième saison, en 1991, en programmant une production de Sweeney Todd qui fait parler d’elle. Depuis, les succès se succèdent : de Into the Woods à Dreamgirls, en passant par West Side Story ou encore Les Misérables et Miss Saigon.
Au début du mois d’avril, nous avons eu la chance d’assister à leur production de She Loves Me, musical dont le livret fut écrit en 1963 par Joe Masteroff avec des paroles de Sheldon Harnick et une musique de Jerry Bock. Cette création est adaptée de la pièce de Miklos Laszlo, Parfumerie (1937), dont l’intrigue tourne autour d’un couple d’employés qui ne cessent de se chamailler sans se rendre compte que c’est l’un avec l’autre qu’ils entretiennent une relation épistolaire amoureuse et anonyme. Voir notre Dossier sur cette œuvre.
Bock et Harnick en font un musical on ne peut plus classique avec la typique trame narrative évoluant autour de deux couples : l’un léger et amusant, l’autre plus profond et central. Comme dans de nombreux musicals de l’âge d’or, les protagonistes du couple dit sérieux, ici des collègues rivaux dans une petite boutique de parfums, vont finalement fondre l’un pour l’autre, à l’instar de la fameuse « Vanilla Ice Cream ». Cette romance s’entoure de personnages satellites au fort potentiel comique qui tinte le tout d’humour et de légèreté voire de désinvolture. Cette intrigue si élémentaire des années 30 a inspiré de nombreuses adaptations autres que ce musical : vous avez sûrement reconnu le scénario de You’ve Got Mail (Vous avez un message), où Tom Hanks et Meg Ryan se prêtent au jeu du « Je t’aime, moi non plus » transposé dans le monde de la librairie à l’époque des débuts d’Internet. On se souvient également qu’en 2010 la pièce musicale avait été adaptée en français au Théâtre de Paris sous le titre Rendez-vous.
Au Signature, la mise en scène au cordeau de Matthew Gardiner et les brillantes chorégraphies de Kelly Crandall d’Amboise font à nouveau de cette œuvre un succès. Le public est replongé dans ce charmant classique du Golden Age américain et est invité à redécouvrir une pièce de prime abord très simple mais qui est aussi parfaitement construite, écrite et composée. Immergé dans une ambiance romantique presque surannée, scandée de plaisanteries pleines d’esprit qui provoquent toujours le rire du public.
La qualité de cette production n’a rien à envier aux grands spectacles de Broadway, et c’est sans doute parce que l’on ressent à tout moment l’investissement de chaque membre de l’équipe au service d’une créativité débordante. Bien qu’à plus petite échelle en comparaison des budgets new-yorkais, la représentation ne déçoit pas les espérances du public : tout le monde en sort ravi. Sans oublier que ce cadre plus intimiste possède un énorme avantage : placé vraiment plus proche de la scène, il est facile de contempler le visage des comédiens, de suivre leurs expressions et de profiter pleinement de leur jeu.
Tous les rôles sont, de plus, parfaitement distribués et les artistes sont impressionnants de talent. Du calibre de Broadway ! Notamment Ali Ewoldt, qui a interprété Cosette (Les Misérables) et Christine (The Phantom of the Opera) à Broadway justement.
L’investissement physique et la force de proposition des comédiens font de ces rôles quelque peu stéréotypés (la jeune ingénue crédule et positive, le trentenaire célibataire et maladroit, la sulfureuse croqueuse d’hommes aux accents comiques, etc.) des personnages plus nuancés et plus complexes. Se détache en particulier la performance d’Ali Ewoldt, qui incarne une charmante Amalia, pétillante, confiante, pleine d’espoir et chantant avec brio de sa voix de soprano quasi opératique la note de clôture tant attendue de « Vanilla Ice Cream ». Mais il faut aussi mentionner Maria Rizzo, qui campe une Ilona Ritter plus qu’amusante et décomplexée, ainsi que Bobby Smith en Ladislav Sipos dévoué à son patron et à sa famille : un monsieur Tout-le-Monde qui a un charme fou.
La partition qui peut sembler vieillotte, tout en valses, ballades romantiques et duos amoureux ou comiques, regorge en vérité de perles et de titres adorés que nous sommes heureux de pouvoir écouter et redécouvrir, portés ici par un jeu si frais que chaque ligne semble nouvelle, prononcée et entendue pour la première fois.
L’ensemble est aussi très bien dirigé, liant et ponctuant la soirée de moments chorégraphiés intelligents et dynamiques, moquant par exemple le chaos semé dans un restaurant par un serveur maladroit ou bien la frénésie des achats de Noël de dernière minute.
Lee Savage a conçu un décor qui s’ouvre – dans un effet de surprise qui ne manque pas de provoquer les applaudissements du public – comme un écrin sur une boutique aux couleurs bonbon. Il en tire encore de multiples possibilités, transformant les flacons de parfum disposés sur une étagère en un étalage de bouteilles d’alcool dans un bar. À la fois décoratif et fonctionnel, le décor placé sur une tournette permet aussi bien d’exposer des espaces publics, comme le joli magasin de parfums ou un restaurant, que de créer des espaces plus intimes comme l’arrière-boutique, un appartement ou une chambre d’hôpital, où les personnages peuvent se retrouver ou se confronter, et ainsi tisser des liens plus forts.
Le Signature Theatre rend donc hommage à cette pièce charmante et sophistiquée en produisant un spectacle riche des mêmes attributs. Si vous en avez assez de payer plus de cent dollars pour être au dernier rang d’une mezzanine à Broadway, le Signature Theatre est fait pour vous ! En plus d’assister à des représentations de grande qualité, vous contribuerez à financer une institution aux projets ambitieux et féconds.