Nombreuses sont les comédies musicales de Broadway qui ont fait le tour du monde et connu un immense succès partout où elles on été présentées. Pour n’en citer que quelques-unes, on peut mentionner Hair, The Sound of Music (La Mélodie du bonheur), My Fair Lady, The King and I (Le Roi et moi), Oklahoma !, Guys and Dolls (Blanches colombes et vilains messieurs), Sweet Charity, Hello, Dolly!…
Mais une œuvre domine plus que toute autre dans ce palmarès mondial, c’est West Side Story, la comédie musicale de Leonard Bernstein (musique) et Stephen Sondheim (paroles) présentée pour la première fois à Broadway le 26 septembre 1957, et dont la mémorable version filmée, avec l’émouvante Natalie Wood en vedette, devait sortir sur les écrans le 18 octobre 1961. Depuis, cette œuvre iconique a été plus que toute autre présentée de multiples fois dans le monde entier.
À Broadway, c’est toujours la pièce la plus fréquemment jouée et la plus populaire. Depuis sa création, elle est revenue à l’affiche pas moins de cinq fois et toujours avec autant de succès. La dernière fois qu’elle a été reprise, c’était le 19 mars 2009 dans une version revue et corrigée par Arthur Laurents, auteur du livret, dans laquelle les dialogues en deux langues, anglais et espagnol, donnaient un élément de véracité à l’action qui manquait dans les versions jusque-là présentées, et qui lui ajoutait une « modernisation » sociale qui la rendait plus véridique encore. Elle devait rester à l’affiche jusqu’au 2 janvier 2011 avec 27 avant-premières et 748 représentations.
Après une période de gestation de près de trois mois (fait exceptionnel dans les annales du théâtre de Broadway, où une pièce sera jouée d’ordinaire seulement deux ou trois semaines en « previews » avant sa première officielle), une nouvelle version de West Side Story vient de débuter à Broadway, non sans soulever quelques controverses.
Alors que la récente reprise de 2009 bénéficiait de l’apport réel amené par les dialogues en espagnol de Lin-Manuel Miranda, créateur de Hamilton, les innovations amenées ici par la chorégraphe Anne Teresa De Keersmaeker (Rosas danst Rosas, Drumming, Fase, Rain…) et le metteur en scène Ivo van Hove (Les Damnés à la Comédie-Française en 2016, Don Giovanni à l’Opéra de Paris cette saison), tous deux originaires de Belgique, nous éloignent considérablement de l’œuvre telle qu’elle avait été conçue à son origine par Jerome Robbins, qui l’avait marquée de son génie créateur, tout comme le film.
Si l’action demeure essentiellement la même, elle a été raccourcie, puisque toute la pièce se donne maintenant sans entracte, avec notamment l’élimination d’une chanson et non des moindres, « I Feel Pretty ». Mais, selon van Hove dans une interview au quotidien londonien The Guardian, la vision qu’il a de la pièce est celle « de ce monde brutal dans lequel nous vivons à l’heure actuelle ». Et d’ajouter que l’œuvre elle-même est avant tout un reflet de notre environnement « où les gens semblent ignorer l’opinion des autres mais réagissent néanmoins à ce qu’on leur dit ».
Pour accentuer cette vision, van Hove a fait appel à un stratagème propre au cinéma — le close-up projeté derrière les acteurs sur un écran qui domine la scène et les réduit à des personnages animés sans grande envergure comparé à leurs images sur l’écran géant, ce qui, selon certains exégètes du théâtre musical, a pour effet de minimiser leur présence réelle en tant qu’acteurs et que personnages propres à l’action.
Autre innovation qui fait également appel aux projections cinématographiques : quand les personnage principaux de cette histoire moderne de Roméo et Juliette se retrouvent face à face pour des entretiens plus personnels, ils ne sont pas sur scène mais filmés en coulisses dans des alcôves censées représenter l’endroit où ils se trouvent — l’intérieur d’un magasin, un appartement, un drugstore — et projetés sur l’écran.
Cet élément est sans doute ce qui a le plus dérouté les critiques qui, presque unanimement, ont déploré l’apport de cette vision cinématographique au détriment de la structure théâtrale de l’œuvre elle-même. Comme l’écrit David Rooney, critique au Hollywood Reporter, l’un des deux quotidiens du monde du spectacle : « Ce spectacle en dit long sur la puissance extrême de la présence en scène d’acteurs de chair et de sang sans l’intervention d’un autre moyen, car le moment le plus terriblement émouvant et le plus visuellement renversant dans cette reprise radicalement nouvelle de West Side Story se produit précisément lorsque tous ses nombreux éléments vidéo sont inutilisés. »
Ce à quoi Marilyn Stasio de Variety, l’autre quotidien du spectacle, ajoute : « Ces projections gigantesques derrière l’action scénique semblent plus agressives que suggestives, parce qu’elles lui font concurrence et réduisent ce qui se passe sur scène à moins que rien. »
Cela dit, presque tous les critiques semblent d’accord pour reconnaître que ces ajouts à l’action ont relativement peu d’importance sur son déroulement, qui reste, malgré tout, très proche de la « réalité » imaginée par les créateurs originaux de la pièce, et notamment Jerome Robbins.
Chris Jones souligne ainsi cet aspect de la reprise dans le quotidien New York Daily News : « Van Hove a démonté les éléments de West Side Story pour mieux cibler le centre omnisexuel et passionnel de l’action : l’amour n’est pas seulement l’arme la plus solide contre la violence sectaire, mais la seule vraie raison d’exister. »
Donnant son opinion sur cette reprise, Joseph Oleksinski dans le New York Post, remarque quant à lui : « Aussi bizarre et différente que cette reprise de West Side Story puisse paraître, la production de van Hove témoigne du respect le plus profond pour l’œuvre originale. »
Seul Ben Brantley, critique du très puissant New York Times, fait exception à ces commentaires en précisant : « D’avoir notre attention constamment attirée dans des directions opposées (en raison des projections vidéo) nous empêche d’être disponible pour l’émotion, donc d’être sincèrement touchés, et donne peu de chance à cette production d’être captivante. »
Voilà pour cette reprise… Attendons de voir aussi quelles seront les réactions à la vision hollywoodienne de Steven Spielberg. Mais, pour cela, il faudra s’armer de patience, puisque le film ne devrait pas sortir avant décembre 2020.