Dimanche 9 mars, soit quatre jours après la sortie, nous retrouvons Stéphane Ly-Cuong, le réalisateur du film.
Dans quel état d’esprit êtes-vous après ces quatre premiers jours d’exploitation ?
La fatigue domine après cette intense période de promotion et d’accompagnement du film un peu partout en France. Je suis, bien entendu, très heureux que le film rencontre le public, mais je dois avouer que j’ai du mal à réaliser vraiment. Ce projet a monopolisé mon énergie depuis tellement d’années que me dire que c’est terminé, qu’une page se tourne, cela me semble irréel. Je pense que j’aurai besoin de temps pour réaliser tout ce qui s’est passé. Une chose est sûre : je suis heureux du chemin parcouru.
Quel fut le parcours de votre projet ?
En 2000, peu de temps après la création de Regard en Coulisse, j’ai créé une rubrique qui est devenue un blog, inventant pour l’occasion le personnage d’Yvonne. Cette jeune Vietnamienne qui n’avait pas la langue dans sa poche me donnait l’occasion de parler de l’actualité de la comédie musicale avec un angle humoristique. Plus je rédigeais ces articles, plus le blog prenait une dimension personnelle. Yvonne évoquait parfois ses origines, ses relations familiales. En 2009, les organisateurs du festival Diva, Cathy Sabrou et Jacky Azencott, m’ont offert une carte blanche. Yvonne serait maîtresse de cérémonie, incarnée, donc par une comédienne. Je me suis bien amusé à l’écrire. Plusieurs personnes m’ont alors poussé à en faire un spectacle. C’est ainsi qu’est né Cabaret jaune citron, créé en 2011, toujours au festival Diva au Vingtième Théâtre, puis joué ensuite principalement à l’Auguste Théâtre jusqu’en 2019.
C’est à cette occasion que Clotilde Chevalier entre en scène ?
J’avais entendu parler d’elle en faisant une fiche spectacle pour Regard en Coulisse : elle jouait dans Les Folies de Lucien aux côtés de Léovanie Raud et Virginie Perrier. Avec Christine Khandjian, nous l’avons auditionnée. Son talent, son énergie et sa personnalité nous ont convaincus, nous lui avons proposé le rôle d’Yvonne. Par la suite, j’ai eu envie de revenir au cinéma, avec un projet de long-métrage dans lequel j’ai eu envie de retrouver ce personnage afin d’explorer la quête identitaire et la double culture – des thèmes qui me sont chers. Il a fallu un temps de maturation, car initialement je n’avais pas forcément envie d’en faire une comédie musicale, à tort.
Cela correspond à votre passage à la Fémis ?
En déposant mon dossier pour obtenir un enseignement dédié au scénario, je me suis mis des barrières moi-même, me disant qu’il fallait, pour ce premier long, l’orienter vers un pur film d’auteur, plus « classique et simple ». Une fois admis, en cours d’écriture, Ève Deboise, ma directrice d’atelier m’a dit d’aller vers la comédie musicale si j’en ressentais l’envie, ne pas me censurer. Je m’étais presque enfermé dans une idée confuse : produire ce qu’on attendait de moi. Je me suis rendu compte que, pour m’épanouir, il fallait que je sois le plus moi-même et refuser les injonctions, assumer sa singularité. Puis j’ai rencontré Amélie Quéret, de Respiro Production. J’ai d’abord tourné deux courts-métrages, puis nous avons eu l’envie de passer au long ensemble. Elle a vu Cabaret jaune citron et avait ainsi une vision assez claire de ce que pouvait être mon univers en matière de comédie musicale. Nous avons signé courant 2019, le développement a été ralenti par le Covid. Le financement en 2022 a tout de suite été aidé par l’obtention de l’avance sur recettes. Nous avons pu tourner à l’automne 2023.
Quels souvenirs marquants gardez-vous du tournage ?
Ils sont innombrables ! Mais si je devais en retenir deux, je dirais tout d’abord le tournage sur la place Charles Dullin. Il s’agit de la scène d’ouverture, sans doute l’une des plus difficiles car il s’agit d’un plan-séquence avec beaucoup de monde à l’image, ce qui augmente les difficultés techniques – et nous n’avions qu’une seule journée pour la faire. Plus de cent personnes étaient mobilisées. Nous avons eu de la chance : il a fait beau (mais froid…). Lumière, budget, fatigue des comédiens et des danseurs... Malgré tout, ce fut stimulant et enthousiasmant. Je tenais à ce tableau de la place parisienne qui flirte avec la carte postale. Recréer tout cela, portés par l’énergie de tous pour réussir cette séquence a créé un sentiment d’un collectif très fort, très chouette à vivre.

L’autre moment que je citerais me plaît par son incongruité. Yvonne se rêve en Marie-Antoinette montant les marches vers la guillotine. Cette idée saugrenue m’a traversé la tête, j’ai eu la chance de pouvoir mettre en image mes délires les plus insensés ! Et, pour coller avec l’atmosphère du film, une équipe déco a construit une guillotine... dorée.
Lors des présentations du film en avant-première, quels sont les retours qui vous ont le plus marqué ?
Je suis très touché par l’accueil des spectateurs. À chaque fois que des personnes d’origine asiatique se trouvent dans le public, se dégage une grande émotion car, ce qui revient très souvent, c’est qu’elle se sentent enfin représentées. Cela me touche car c’est entre autres pour cela que j’ai fait ce film : raconter une histoire qui existe dans notre société mais pas à l’écran. Avoir des modèles, des images, compte. Les échanges avec le public me touchent en me montrant que le film permet de contribuer à offrir une meilleure représentation de notre « communauté ». De manière plus générale, quels que soient l'origine et l’âge des spectateurs, j’entends souvent : « Votre film m’a fait du bien. » C’est court et concis, mais cela fait énormément de bien !
Quels sont vos projets ?
J’écris actuellement mon prochain long-métrage, qui sera produit de nouveau par Amélie Quéret. Je continue à explorer la question liée à la diaspora, mais sous un nouvel angle : celui du retour au pays. Ce film se passe au Viêt-Nam. Ce ne sera pas une comédie musicale, plutôt un road movie. Il parle de réconciliation avec son passé, avec encore une fois des personnages féminins forts.
En bonus : un post d’Yvonne, du temps où elle était un personnage fictif de Regard en Coulisse.
West Side Story
Je sais, c'est complètement banal de dire que West Side Story fait partie de mes films cultes. Et quand on sait que c'est le film préféré de Chantal Goya et Jean-Jacques Debout, il n'y pas vraiment de quoi se vanter. La première fois que je l'ai vu, je devais avoir 6 ou 7 ans. Le film passait à la télé durant les vacances de Noël, et ma soeur le regardait, affalée sur la canapé marron du salon. J'en avais aperçu quelques bribes, me souvenant surtout de couleurs très marquées, et d'une cruche qui faisait la fofolle avec des chiffons en chantant "la la la la la la" (vous aurez bien évidemment reconnu "I Feel Pretty"). Mais à l'époque, j'étais bien trop occupée à martyriser des insectes qu'à regarder un film en entier à la télé.
Ce n'est qu'au lycée que j'ai ressenti l'effet West Side Story de plein fouet. À l'époque, mon frère s'était procuré un décodeur pirate Canal Plus (ne le dénoncez pas, il est obsolète depuis longtemps) et j'avais profité d'une rediffusion dans le cadre d'un cycle quelconque pour enregistrer le film sur une cassette VHS. Oui, une VHS, le truc rectangulaire en plastique noir. J'étais jeune, boutonneuse, je portais des lunettes rondes, j'étais super bonne en français et en biologie, et j'étais souvent toute seule dans mon coin. Vous voyez Ugly Betty ? Bon, vous enlevez quelques kilos, vous rajoutez des yeux bridés, et c'était à peu près moi. Oui, oui, j'avais une frange. Bref.
Dès la première vision du film, le processus d'identification fut total. Élevée dans une famille vietnamienne plutôt traditionnelle, je me suis tout d'abord identifiée à Maria, jeune première ingénue, partagée entre son envie de respecter un schéma familial et un désir d'inconnu, de romanesque, d'inédit. Bien sûr, pour moi, à l'époque, l'inconnu se limitait aux interros surprises et aux nouvelles entrées dans le Top 50. C'est là que j'ai compris que la fiction était définitivement plus belle que la réalité.
En première, j'ai découvert le plaisir d'être méchante, non, pas "méchante", disons plutôt cassante, et dès lors, je me suis prise pour Anita. L'ironie comme protection contre un mal-être personnel ? Mon mode de vie pour les prochaines décennies à venir était enfin trouvé. Je ponctuais mes phrases de "ah !" ou de "ay ! ay ! ay !" pour montrer aux autres qu'il en fallait pas mal pour m'impressionner. Quand mes amies (oui, j'en avais quand même quelques-unes) disaient quelque chose de stupide, je leur répondais : "Very smart, Maria, very smart." Mais au bout d'un moment, j'ai réalisé que mon accent portoricain était un peu ridicule et je me suis juste contentée d'être cassante, sans ajouter de "ay ! ay ! ay!", ni de mouvements saccadés de la tête.
J'ai fini par me focaliser sur Tony. Ce personnage, qui me semblait un poil fade au départ, a fini par incarner tout mes espoirs. "Something's Coming" est devenu une sorte d'hymne personnel. Comme Tony, j'étais persuadée que quelque chose d'extraordinaire allait m'arriver. Avant de comprendre qu'il me fallait agir plutôt que d'attendre.
À 18 ans, West Side Story faisait donc partie intégrante de ma vie. Et mes parents ont longtemps maudit le jour où je me suis procuré le 33-tours. Oui, oui, un 33-tours. Le truc rond en vinyle noir. Pourtant, c'est sans attente particulière que je me suis rendue à la générale de presse de West Side Story dimanche dernier. La première fois que j'ai vu cette oeuvre sur scène, c'était précisément au Châtelet, au début des années 90. J'étais encore dans la période où je connaissais le film par cœur et le découpage quelque peu différent de la version scène m'avait déconcertée (le ballet "Somewhere", "America" chanté uniquement par les filles, par exemple). Quelques années plus tard, la version au Palais des Sports (avec un délicieux Max Von Essen dans le rôle de Tony) ne m'avait pas complètement convaincue non plus et l'horrible configuration du lieu y était pour beaucoup. Laissons donc le Palais des Sports à Obispo et à Florence.
Autant le dire tout de suite, dès les premières notes, j'ai eu l'impression de retrouver mes 18 ans. Enveloppée dans la somptueuse musique de Bernstein, j'ai commencé à pleurer (moi qu'on surnomme parfois Mme Mao pour signifier que j'ai un cœur de pierre). D'un coup sont revenues toutes ces émotions d'une autre époque : cette envie d'inconnu, cette délicieuse peur mêlée d'excitation de s'aventurer sur des sentiers interdits, cette soif de romanesque, ce besoin d'amour passionné, entier, sans compromis et cette conviction naïve qu'on pourrait mourir par amour. J'ai réalisé que les mêmes scènes me bouleversaient toujours autant (la première rencontre de Tony et Maria) et que les mêmes personnages me touchaient toujours autant (magnifique Anita). Alors, bien sûr, on a tous pris des rides depuis notre première vision de West Side Story, mais il est des choses qui ne vieillissent pas, cette œuvre par exemple, tout comme certains sentiments qui continuent à nous animer et à nous faire avancer. Et finalement,, ça a quelque chose de réconfortant, voire d'émouvant.