En 2019, le Groupe des 20 théâtres en Île-de-France publiait son appel à projets portant sur le théâtre musical et la place de la musique dans la dramaturgie. Ce n’est que quelques mois plus tard que la lauréate fut annoncée : Yngvild Aspeli, et sa compagnie Plexus Polaire, pour son projet d’adaptation du roman d’Herman Melville : Moby-Dick. Le projet est rapidement entré en phase de création et de production pour une diffusion prévue sur la saison 2020/2021. Malheureusement, ces dates se sont vues bousculées par la crise sanitaire et ce spectacle colossal n’a toujours pas pu rencontrer le public. Nous avons eu la chance de pouvoir assister à une représentation professionnelle à la Ferme du Buisson (Noisiel, Seine-et-Marne).
Une ancienne baleine blanche et un capitaine qui dirige son navire vers la destruction. Une confrérie d’hommes rugueux dans un bateau en équilibre sur la surface d’une profondeur infinie du monde sous-marin. Face à l’immensité de la mer, les grandes questions de l’existence se soulèvent dans le cœur humain. Moby-Dick raconte l’histoire d’une expédition baleinière, mais c’est aussi l’histoire d’une obsession, et d’une enquête sur les inexplicables mystères de la vie, une plongée vertigineuse à l’intérieur de l’âme humaine.
Notre avis (paru en février 2021 lors d’une représentation destinée à la presse) : L’histoire de ce roman-fleuve est bien connue : le capitaine Achab sombre dans la folie et décide de suivre coûte que coûte son obsession, sa quête vengeresse depuis que Moby Dick, un cachalot blanc, lui a arraché la jambe – une aventure d’un autre temps qui recèle des problématiques bien contemporaines. Yngvild Aspeli prend le parti de couper franchement dans l’œuvre pour n’en retenir que l’essence, qu’elle met en scène une heure et demie durant grâce à la vision du personnage Ismaël, membre de l’équipage, qui devient le narrateur principal et surtout le seul survivant de l’expédition.
« La mer pour en finir ou pour recommencer. »
La pièce s’ouvre sur un premier tableau composé d’un chœur représentant un équipage revêtu d’habits de pêche sombres. Ce cortège funéraire évoque la fin tragique du récit, comme si ces marins défunts revenaient pour nous compter leur histoire. Le public est désormais prêt pour le voyage, immergé au sein de l’équipage du baleinier et attiré dans les profondeurs de l’océan par des artifices sonores, visuels, vidéo, plastiques, scéniques, mais surtout musicaux. La musique est un élément central et très présent tout au long du spectacle. Cette expérience sensorielle est guidée par la musicienne Anne Marthe Sørlien Holen, qui nous offre des chants sous-marins magiques et hypnotisants. Ainsi, comme ces chasseurs de baleines, nous sommes pris au piège par le pouvoir d’attraction des eaux et de cette folie visuelle proposée par la compagnie.
Se dévoile peu à peu au sein du navire une microsociété, organisée et hiérarchisée, dominée et menée à la baguette par le capitaine, sombre et aliéné. On note la technicité et la coordination des comédiens pour arriver à un tel spectacle : multiples marionnettes, différentes échelles, variations dans les manipulations… Les marionnettes sont d’ailleurs au centre de la narration, impressionnantes de réalisme, et retransmettent à merveille la gestuelle et l’expressivité du capitaine acariâtre, d’un équipage en mission, de marins peureux. Les décors et accessoires, comme le baleinier sur plusieurs échelles et les bancs de poissons brillants, rendent le déroulé encore plus vivant. La proposition passe donc par les sens, auxquels s’ajoute le texte de Melville, merveilleusement mis en parole par le narrateur. Insistons sur l’inventivité du dispositif de marionnettes qui utilise plusieurs plans et dimensions, comme pour inviter le spectateur à regarder l’histoire différemment, du point de vue du capitaine, de l’équipage ou du cachalot.
Avec cette proposition scéniquement riche d’Yngvild Aspeli, gageons que le public qui découvrira – prochainement ? – ce Moby-Dick plongera volontiers dans les vagues d’un spectacle inspiré !