En 1951, quelques années avant West Side Story, Leonard Bernstein composait Trouble in Tahiti, un opéra en un acte qui devait connaître un certain succès. D’une durée d’environ quarante minutes, avec son instrumentarium léger, son style musical varié entre théâtre lyrique et jazz assumé, cette miniature, qui regarde aussi bien vers la tradition d’opéra que vers Broadway, connaît régulièrement, depuis sa création, les faveurs de la scène.
En France, on se souvient de représentations en 1999 à Chambéry et en 2000 à Puteaux dans une mise en scène de Jean Lacornerie, à Compiègne en 2003 (un CD en a été publié chez Calliope), en 2010 à Nancy, en 2012 à Caen, en 2016 à Tours et en juin 2018 au Théâtre de l’Athénée. L’œuvre sera à l’affiche de l’Opéra national du Rhin en juin 2022.
Ce musical de poche a également, en 2001, bénéficié d’une large diffusion grâce à l’adaptation qu’en a faite la BBC pour le petit écran et le DVD – dans une réalisation très fidèle à l’esprit du livret et dans les couleurs de l’époque de la création :
Trouble in Tahiti plonge le spectateur au cœur du quotidien d’un couple de la classe moyenne supérieure dans les années 50 aux États-Unis : le charme de la maison individuelle en banlieue, le confort de la société de consommation, un niveau de vie appréciable. Le mariage pourrait être heureux, mais… Sam ne pense qu’à ses matchs de handball ou préfère être au bureau, où il flirte au passage avec sa secrétaire ; Dinah tue le temps entre consultations chez le psy et séances au cinéma – c’est d’ailleurs le film qu’elle va voir qui donne son titre à l’œuvre. Le couple bat de l’aile : ils n’arrivent plus à communiquer, toute conversation devient conflictuelle, les mensonges n’arrangent rien… au point qu’ils en négligent leurs priorités de parents : aucun des deux n’ira finalement assister au spectacle de la classe de Junior, dont il est pourtant le héros.
En ouverture☝️, un trio de chanteurs, forme moderne du chœur antique, plante le décor d’une Amérique rêvée, puis, tout le long de la pièce, commente l’action et crée, grâce à des harmonies différentes, tantôt joyeuses, tantôt ironiques, tantôt sombres, une ambiance propre à chaque scène.
Le livret, également signé Bernstein, évoque remarquablement la banalité d’une existence sans bonheur auquel on s’identifie sans peine : ces envies interrompues de briser la glace, cette volonté de bien faire qui s’épuise face à l’incompréhension de l’autre, cette incapacité de renouer la relation… Et on retrouve, dans tous les airs et ensembles, le savoir-faire mélodique du compositeur, son affinité pour les rythmes marqués et son talent pour accorder paroles et musique.
Malgré une légèreté de façade due aux interventions du trio et à une certaine ironie, et même si le passage le plus connu, « What a movie! »?, devenu depuis un cheval de bataille pour mezzo, penche franchement vers l’humour et la folie, la tonalité psychologique générale reste sombre, jusqu’à une fin glaçante. Une réussite de théâtre musical.
En 1983, le public découvrait A Quiet Place, présenté comme une suite à Trouble in Tahiti. En 1986, plusieurs remaniements et coupes plus tard, les deux œuvres s’entrelaçaient pour ne faire qu’un seul opéra en trois actes. Avec Stephen Wadsworth – cité volontairement à part égale comme cocréateur de l’œuvre, sans distinguer quelle est la part de chacun dans la musique, le livret ou les paroles –, Bernstein continuait ainsi, quelque trente années après son Trouble in Tahiti, d’explorer les méandres psychologiques au sein du couple et de la cellule familiale, y compris en abordant des sujets aussi audacieux – on est au début des années 1980 – que la maladie mentale, l’homo et la bisexualité, et même l’inceste.
Dinah vient de décéder dans un accident de voiture. À ses funérailles se retrouvent Sam, leur fils Junior et leur fille Dede, ainsi que François, l’ex de Junior devenu le mari de Dede, et d’autres personnages : amis, docteur, psy… Sur fond de deuil et de chagrin propice au lâcher prise et à l’expression des sentiments confinés, et s’aidant de flashbacks – c’est là que s’insère Trouble in Tahiti, dans la version de 1986 –, père et enfants tentent de rétablir la communication et de régler leur passé, de reconstruire leurs relations, de soigner leur manque d’amour, de se réconcilier.
Cet « endroit tranquille », titre qui fait écho aux paroles du « Somewhere » de West Side Story et qui vient embrasser le « grabuge à Tahiti », aura été le dernier souffle de Bernstein, son ultime création création pour la scène. Avec cette œuvre, comme tout au long de sa carrière de compositeur, il aura eu l’ambition de bâtir un genre propre à l’identité américaine, résolument moderne, en intégrant différentes influences musicales, sans chercher à copier le grand opéra européen ou le spectacle populaire de Broadway, et en se faisant l’écho de la société dans laquelle il vivait, riche de son histoire et de sa culture.
Après l’expérience de différentes versions présentées dans des maisons d’opéra depuis la création en 1983, le compositeur, décédé en 1990, avait envisagé une version de A Quiet Place plus adaptée à Broadway, avec un orchestre très réduit… C’est au contraire une version inédite pour grand orchestre que présentera, du 7 au 30 mars 2022, l’Opéra de Paris, sous la direction musicale et Kent Nagano et dans une mise en scène de Krzysztof Warlikowski. Mais attention : il s’agit de la révision de 2013, qui, hélas, n’incorpore pas Trouble in Tahiti, mais restaure de nombreux passages coupés entre 1983 et 1986. Au vu de la rareté des représentations de l’œuvre, une occasion à ne pas laisser passer. Renseignements sur le site de l’Opéra de Paris.