A Quiet Place, le dernier souffle de Bernstein

0
5121

Du 7 au 30 mars, l'Opéra de Paris présente l'ultime œuvre pour la scène du compositeur de West Side Story.

En 1951, quelques années avant West Side Sto­ry, Leonard Bern­stein com­po­sait Trou­ble in Tahi­ti, un opéra en un acte qui devait con­naître un cer­tain suc­cès. D’une durée d’en­v­i­ron quar­ante min­utes, avec son instru­men­tar­i­um léger, son style musi­cal var­ié entre théâtre lyrique et jazz assumé, cette minia­ture, qui regarde aus­si bien vers la tra­di­tion d’opéra que vers Broad­way, con­naît régulière­ment, depuis sa créa­tion, les faveurs de la scène.

En France, on se sou­vient de représen­ta­tions en 1999 à Cham­béry et en 2000 à Puteaux dans une mise en scène de Jean Lacorner­ie, à Com­piègne en 2003 (un CD en a été pub­lié chez Cal­liope), en 2010 à Nan­cy, en 2012 à Caen, en 2016 à Tours et en juin 2018 au Théâtre de l’Athénée. L’œu­vre sera à l’af­fiche de l’Opéra nation­al du Rhin en juin 2022.

Ce musi­cal de poche a égale­ment, en 2001, béné­fi­cié d’une large dif­fu­sion grâce à l’adap­ta­tion qu’en a faite la BBC pour le petit écran et le DVD – dans une réal­i­sa­tion très fidèle à l’e­sprit du livret et dans les couleurs de l’époque de la création :

Trou­ble in Tahi­ti plonge le spec­ta­teur au cœur du quo­ti­di­en d’un cou­ple de la classe moyenne supérieure dans les années 50 aux États-Unis : le charme de la mai­son indi­vidu­elle en ban­lieue, le con­fort de la société de con­som­ma­tion, un niveau de vie appré­cia­ble. Le mariage pour­rait être heureux, mais… Sam ne pense qu’à ses matchs de hand­ball ou préfère être au bureau, où il flirte au pas­sage avec sa secré­taire ; Dinah tue le temps entre con­sul­ta­tions chez le psy et séances au ciné­ma – c’est d’ailleurs le film qu’elle va voir qui donne son titre à l’œu­vre. Le cou­ple bat de l’aile : ils n’ar­rivent plus à com­mu­ni­quer, toute con­ver­sa­tion devient con­flictuelle, les men­songes n’arrangent rien… au point qu’ils en nég­li­gent leurs pri­or­ités de par­ents : aucun des deux n’i­ra finale­ment assis­ter au spec­ta­cle de la classe de Junior, dont il est pour­tant le héros.

En ouver­ture☝️, un trio de chanteurs, forme mod­erne du chœur antique, plante le décor d’une Amérique rêvée, puis, tout le long de la pièce, com­mente l’ac­tion et crée, grâce à des har­monies dif­férentes, tan­tôt joyeuses, tan­tôt ironiques, tan­tôt som­bres, une ambiance pro­pre à chaque scène.

Le livret, égale­ment signé Bern­stein, évoque remar­quable­ment la banal­ité d’une exis­tence sans bon­heur auquel on s’i­den­ti­fie sans peine : ces envies inter­rompues de bris­er la glace, cette volon­té de bien faire qui s’épuise face à l’in­com­préhen­sion de l’autre, cette inca­pac­ité de renouer la rela­tion… Et on retrou­ve, dans tous les airs et ensem­bles, le savoir-faire mélodique du com­pos­i­teur, son affinité pour les rythmes mar­qués et son tal­ent pour accorder paroles et musique.

Mal­gré une légèreté de façade due aux inter­ven­tions du trio et à une cer­taine ironie, et même si le pas­sage le plus con­nu, « What a movie! »?, devenu depuis un cheval de bataille pour mez­zo, penche franche­ment vers l’hu­mour et la folie, la tonal­ité psy­chologique générale reste som­bre, jusqu’à une fin glaçante. Une réus­site de théâtre musical.

En 1983, le pub­lic décou­vrait A Qui­et Place, présen­té comme une suite à Trou­ble in Tahi­ti. En 1986, plusieurs remaniements et coupes plus tard, les deux œuvres s’en­tre­laçaient pour ne faire qu’un seul opéra en trois actes. Avec Stephen Wadsworth – cité volon­taire­ment à part égale comme cocréa­teur de l’œu­vre, sans dis­tinguer quelle est la part de cha­cun dans la musique, le livret ou les paroles –, Bern­stein con­tin­u­ait ain­si, quelque trente années après son Trou­ble in Tahi­ti, d’explor­er les méan­dres psy­chologiques au sein du cou­ple et de la cel­lule famil­iale, y com­pris en abor­dant des sujets aus­si auda­cieux – on est au début des années 1980 – que la mal­adie men­tale, l’ho­mo et la bisex­u­al­ité, et même l’inceste.

Dinah vient de décéder dans un acci­dent de voiture. À ses funérailles se retrou­vent Sam, leur fils Junior et leur fille Dede, ain­si que François, l’ex de Junior devenu le mari de Dede, et d’autres per­son­nages : amis, doc­teur, psy… Sur fond de deuil et de cha­grin prop­ice au lâch­er prise et à l’ex­pres­sion des sen­ti­ments con­finés, et s’aidant de flash­backs – c’est là que s’in­sère Trou­ble in Tahi­ti, dans la ver­sion de 1986 –, père et enfants ten­tent de rétablir la com­mu­ni­ca­tion et de régler leur passé, de recon­stru­ire leurs rela­tions, de soign­er leur manque d’amour, de se réconcilier.

Cet « endroit tran­quille », titre qui fait écho aux paroles du « Some­where » de West Side Sto­ry et qui vient embrass­er le « grabuge à Tahi­ti », aura été le dernier souf­fle de Bern­stein, son ultime créa­tion créa­tion pour la scène. Avec cette œuvre, comme tout au long de sa car­rière de com­pos­i­teur, il aura eu l’am­bi­tion de bâtir un genre pro­pre à l’i­den­tité améri­caine, résol­u­ment mod­erne, en inté­grant dif­férentes influ­ences musi­cales, sans chercher à copi­er le grand opéra européen ou le spec­ta­cle pop­u­laire de Broad­way, et en se faisant l’é­cho de la société dans laque­lle il vivait, riche de son his­toire et de sa culture.

Après l’ex­péri­ence de dif­férentes ver­sions présen­tées dans des maisons d’opéra depuis la créa­tion en 1983, le com­pos­i­teur, décédé en 1990, avait envis­agé une ver­sion de A Qui­et Place plus adap­tée à Broad­way, avec un orchestre très réduit… C’est au con­traire une ver­sion inédite pour grand orchestre que présen­tera, du 7 au 30 mars 2022, l’Opéra de Paris, sous la direc­tion musi­cale et Kent Nagano et dans une mise en scène de Krzysztof War­likows­ki. Mais atten­tion : il s’ag­it de la révi­sion de 2013, qui, hélas, n’in­cor­pore pas Trou­ble in Tahi­ti, mais restau­re de nom­breux pas­sages coupés entre 1983 et 1986. Au vu de la rareté des représen­ta­tions de l’œu­vre, une occa­sion à ne pas laiss­er pass­er. Ren­seigne­ments sur le site de l’Opéra de Paris.

- Publicité -

LAISSER UN COMMENTAIRE

S'il vous plaît entrez votre commentaire!
S'il vous plaît entrez votre nom ici