Cette nouvelle comédie musicale qui vient de faire ses premiers pas à Broadway après un essai au Public Theater off-Broadway en novembre dernier nous arrive avec un pedigree qui n’est pas négligeable. En effet, elle a été conçue par la chanteuse Alicia Keys qui en a écrit le livret avec Kristoffer Diaz, finaliste du prix Pulitzer pour son drame The Elaborate Entrance of Chad Deity en 2010, et qui s’est servie de plusieurs chansons qu’elle a écrites et rendues populaires, afin de donner à la pièce un relief encore plus important. Le résultat est un spectacle vaguement autobiographique qui se distingue par son style étonnant et son traitement remarquable.
L’action se passe dans les années 1990 dans un quartier populaire de Manhattan, Hell’s Kitchen, où Alicia Keys a effectivement passé quelques années de son enfance, à deux pas de Times Square et du centre des théâtres de Broadway. À l’époque, le quartier était très mal vu parce que c’était un endroit où les agressions dans les rues étaient un phénomène fréquent, et où les établissements sexuels et les transactions illicites de drogue étaient nombreux. C’est là que vit Ali, 17 ans, l’héroïne de la pièce, avec sa mère, Jersey, jeune femme d’origine italienne, au 35e étage du Manhattan Plaza, un immeuble connu dans le quartier, à l’époque un centre d’accueil pour de nombreux artistes ; son père, Davis, un Noir américain, les a depuis longtemps abandonnées à leur propre sort.
Ali fait la connaissance d’un jeune Noir plus âgé qu’elle, Knuck, batteur à ses heures (avec ses copains, il joue dans la rue et n’utilise pas un tambour mais un seau), qui s’est fait une carrière en tant que nettoyeur de carreaux dans le voisinage. Elle lui court après, surtout pour affirmer son indépendance vis-à-vis de sa mère qui essaie de contrôler ses allées et venues. Elle y parvient dans une certaine mesure, mais quand Jersey découvre qu’Ali a passé une nuit avec Knuck, elle porte plainte et il est arrêté pour relation avec une mineure.
Ali et Jersey ont alors une dispute, d’autant plus que la mère a giflé sa fille en public. Ali décide de prendre ses cliques et ses claques et de se réfugier dans une autre pièce de leur immeuble, l’Ellington Room, un salon qui sert de salle de concert et dans laquelle se trouve un piano. C’est là qu’elle fait la connaissance d’une autre résidente, Miss Liza Jane, qui vient jouer de l’instrument tous les jours quand la salle n’est pas occupée.
D’abord taciturne, Miss Jane s’habitue peu à peu à la présence d’Ali ; elle lui prodigue des conseils pour résoudre le différend qui l’oppose à sa mère et, reconnaissant en elle des qualités musicales que la jeune fille ne se connaît pas encore, lui donne quelques leçons de piano. Entre-temps, Jersey, désemparée, demande à Davis de convaincre Ali de revenir dans leur appartement cependant qu’elle vagabonde auprès de Knuck avec lequel elle essaie de renouer.
La mort soudaine de Miss Jane va provoquer le retour d’Ali auprès de Jersey, tandis que Davis se rapproche de sa femme et de sa fille, même s’il continue à vivre séparément.
Ce qui fait le grand intérêt de cette œuvre, outre son sujet réaliste traité avec beaucoup de finesse et de véracité, c’est bien sûr sa collection de chansons, dont « You Don’t Know My Name », « Gramercy Park », « Teenage Love Affair », « Girl on Fire », « Fallin’ » et « Like You’ll Never See Me Again », qui ont connu le succès et qui ont fait la réputation d’Alicia Keys. Elles sont ici judicieusement incorporées à l’action pour lui donner l’allant nécessaire, et pas seulement en raison de leur popularité. La chanteuse a également ajouté plusieurs nouveaux titres, comme « Kaleidoscope », « Love Looks Better », « Work on It » ou « Authors of Forever », lesquels attireront également à coup sûr ses fans. Dans l’ensemble, la partition s’insère presque naturellement dans la trame et la rehausse ; elle offre aussi plusieurs moments orchestraux qui donnent l’occasion aux acteurs de montrer qu’ils sont également et indubitablement d’experts danseurs.
Dans le rôle d’Ali, Gianna Harris, qui remplace la vedette Maleah Joi Moon pour les matinées, est remarquable, tant dans son interprétation que dans sa façon d’exprimer les sentiments contenus dans les airs à sa disposition, que ce soient des solos ou des chansons d’ensemble. À ses côtés, Jane Miland et Jackie Leon, respectivement dans les rôles de Tiny et de Jessica, amies d’Ali, sont aussi excellentes dans leurs moments vocaux et dansants. Également fort impressionnante dans le rôle de Jersey, Shoshana Bean, déjà remarquée dans Mr. Saturday Night, Waitress et Wicked, est en pleine possession de ses moyens et les manifeste notamment dans les moments où elle est seule en scène. Sous les traits de Davis, Brandon Victor Dixon se montre totalement à l’aise dans le rôle de ce caractère peu recommandable mais toutefois sympathique. Mais la palme d’interprétation revient sans conteste à Kecia Lewis, émouvante à l’extrême dans le rôle de Miss Liza Jane, avec une voix qui couvre plusieurs octaves et fait de « Perfect Way to Die » un moment de choix, un showstopper comme il en existe peu.
La chorégraphie de Camille A. Brown, reposant sur les accents jazz, hip-hop et soft rock des chansons, illumine ces moments avec des mouvements syncopés qui rappellent souvent les nombreuses vidéos qui illustrent les chansons à succès actuelles, et entraîne sa nombreuse compagnie dans des danses qui provoquent de multiples réactions chez le public, totalement subjugué.
La mise en scène plus discrète de Michael Greif donne un relief différent à l’ensemble et permet aux acteurs et danseurs de se montrer sous un autre angle tout en manifestant leurs multiples talents. Les décors de Robert Brill, agrémentés de plusieurs projections dues à Peter Nigrini, ajoutent leur propre autonomie au spectacle. Le son est poussé à l’extrême par Gareth Owen et la direction de Lily Ling donne à l’orchestre une occasion parfaite de mettre en valeur la musique. De fait c’est parfois un peu fort, mais c’est également formidable !