Une odyssée africaine. Créé en octobre 2020, Le Vol du Boli est né des multiples voyages de Damon Albarn en Afrique et de sa rencontre avec le metteur en scène Abderrahmane Sissako. Porté par les voix et l’énergie des chanteurs, comédiens, danseurs et musiciens africains et européens, ce spectacle est un hommage et un chant d’amour envers le continent africain et son histoire.
Notre avis : En 1931, d’une mission ethnographique qui traversait l’Afrique d’ouest en est, l’écrivain Michel Leiris rapporta un Boli, qui se trouve aujourd’hui exposé au musée du quai Branly. Il se sentit honteux de son acte, car ce qui pouvait passer pour le fait d’un scientifique épris de curiosité était bel et bien un vol. Et pas seulement d’un objet artisanal quelconque. Car le Boli concentre en lui magie, spiritualité et pouvoir intergénérationnel. Ce vol, qui symbolise l’agression et le sacrilège du colonisateur et qui précipite l’asservissement d’un continent africain dépouillé de sa force ancestrale, sert de point de départ à cette grande fresque musicale et chorégraphique qui, malgré la gravité du sujet, ne cherche pas à exalter la douleur d’une histoire tragique ni à faire le procès de l’homme blanc.
Le pillage des richesses naturelles, l’éradication des croyances autochtones, la traite négrière, l’exploitation puis l’extermination des populations, la réquisition puis le blanchiment des troupes coloniales : d’un tableau à l’autre, les horreurs, les hontes du passé – du présent –, sont rappelées. Mais la narration sans artifice, le chant profond, les paroles franches, les rythmes obsédants qui s’accélèrent jusqu’à l’ivresse, les mouvements exaltés, l’énergie des corps, la poésie des projections, installent une distance et transforment les souvenirs insoutenables en cérémonial pénétrant, en rite libérateur. Plutôt que d’opposer, il s’agit de sortir ensemble de l’ombre, de rassembler dans la lumière, de célébrer l’universalité et le métissage.
Ce pari fou réussit parce qu’il est porté par une vision artistique intense et une interprétation fantastique qui repose sur une admirable vitalité de groupe. Aussi faut-il saluer l’ensemble de la distribution – comédien.nes, chanteur.ses, musicien.nes. Plus encore, la performance corporelle et chorégraphique de Thierno Thioune est tout simplement stupéfiante tant elle traduit avec véracité la variété des situations endurées par tout un peuple. Quant à Fatoumata Diawara, elle impose sa présence et sa voix majestueuses. D’avoir inséré, au milieu d’un flot presque ininterrompu d’harmonies et de rythmes typiquement africains, un chœur d’hommes a cappella aux sonorités quasi grégoriennes s’avère aussi inattendu qu’évident – preuve, s’il en fallait, de la perméabilité et de la connivence des civilisations.
Si le Boli dérobé par Michel Leiris est désormais enfermé dans la vitrine d’un musée, ce spectacle témoigne magnifiquement que son pouvoir continue d’agir. Aussi bien sur les créateurs de cet « opéra » transculturel, Damon Albarn et Abderrahmane Sissako, sans doute guidés par une force qui les transcende, que sur le public, visiblement transformé par cette odyssée qui nous interroge et propose une réponse sensée à un problème complexe à la fois historique et politique. Les saluts festifs remerciés par des spectateurs debout en disent long sur l’accord entre scène et salle, et on n’aurait pas été étonné de voir le Châtelet se métamorphoser en piste de danse géante pour prolonger la communion.