Natalie Dessay, quel est votre rapport à la comédie musicale ? Depuis quand aimez-vous ce genre ?
Ça remonte à ma pré-adolescence : j’ai été élevée avec le ciné club et les comédies musicales hollywoodiennes. Tout me plaît dans ce genre : les costumes, les chorégraphies, la joie, Fred Astaire, Gene Kelly, Cyd Charisse… J’aime les acteurs, et ceux qui chantent et qui dansent, encore plus que les autres !
Vous ne vous êtes pas dit à ce moment-là que vous aimeriez en faire votre métier ?
En France, ce n’était même pas envisageable une seconde. Aujourd’hui, les jeunes peuvent encore se dire qu’ils peuvent partir aux Etats-Unis ou en Angleterre, mais à l’époque, il n’y avait pas ces perspectives.
Vous avez commencé à aborder ce genre avec un premier album consacré à Michel Legrand, Entre elle et lui en 2013.
Legrand, ce n’est pas vraiment de la comédie musicale, c’est un genre à part. Legrand… c’est Legrand. Ce sont des chansons avec une tessiture très étendue, elles ne font pas forcément partie des Parapluies ou des Demoiselles, et ce sont avant tout des chansons que l’on peut prendre telles quelles.
Qu’est-ce qui vous a donné envie d’explorer cette voie ?
Quand on m’invite, je réponds ok ! Quand on m’a proposé Les Parapluies [au Théâtre du Châtelet en 2014], j’étais contente parce que c’était aussi l’occasion d’entendre la musique sans être absorbée par les images du film, tout en proposant un visuel, mais qui était complètement autre. De fil en aiguille, Choplin [NDLR : directeur du Théâtre du Châtelet] a monté Passion et j’étais très surprise qu’il me propose le rôle de Fosca. J’étais très emballée car c’était la première fois que j’allais jouer et chanter entièrement en anglais. C’était l’occasion d’un énorme travail sur l’anglais parce que même si je parle bien, ça m’a permis de travailler le texte parlé et chanté.
Sur Passion, aviez-vous des appréhensions en dehors de l’anglais ?
Je ne voulais surtout pas que ça sonne opéra parce que ce n’est pas le style. Quand on vient de l’opéra et qu’on a été élevée pendant trente ans à ouvrir la gorge, baisser le larynx et projeter sa voix, il faut penser différemment. Et c’est compliqué parce que ce n’est pas « qui peut le plus peut le moins », ça ne marche pas comme ça : il faut apprendre une autre technique. Sur Passion, j’en étais au tout début du travail, j’essayais de ne pas vibrer, de ne pas forcément toujours aller en voix de tête et c’était compliqué car je ne savais pas le faire ! Ce qui est génial, c’est qu’en comédie musicale en général, et en particulier pour le rôle de Fosca, les tessitures sont beaucoup plus graves. Je découvrais une voix différente que je n’avais jamais utilisée même dans la voix parlée. J’ai pu commencer à apprivoiser cette voix avant même de jouer au théâtre : ça m’a fait une transition étrange.
Que retenez-vous de cette expérience ?
C’était génial. J’ai rencontré d’autres artistes qui pensent, qui chantent, qui jouent différemment. Et puis c’était l’occasion de chanter du Sondheim — que j’adore — et de jouer un personnage bizarre qui fait un peu peur.
Aimeriez-vous renouveler l’expérience ?
Ah oui ! Mais il faudrait trouver le rôle adéquat. Je ne suis pas danseuse donc ça limite. Je me vois bien jouer la sorcière d’Into The Woods. En fait, je me vois bien dans tout ce que fait Meryl Streep !
Y compris Mamma Mia ?
Non, c’est autre chose ! Et puis je ne peux pas faire le grand écart en sautant sur le lit, contrairement à elle qui sait tout faire !
En parlant de comédie musicale, vous avez récemment abordé le « American songbook » (Bernstein, Sondheim, Berlin…) avec l’album Pictures of America.
On m’avait demandé au départ d’être récitante des textes de Claude Esteban sur Edward Hopper, ensuite on a cherché ce qu’on pouvait faire en musique. Au moment de l’enregistrement, j’ai eu l’idée de choisir dix autres tableaux de Hopper et de proposer ce qu’ils m’évoquaient en chansons, tirées de l’American Songbook avec des arrangements qui tiraient vers la musique classique pour faire un pont.
Aujourd’hui, vous sortez un nouvel album composé par Michel Legrand avec des textes en anglais de Alan et Marilyn Bergman. Comment le qualifieriez-vous ?
Ce n’est ni de la musique classique, ni une comédie musicale. Michel appelle ça un oratorio, ça veut tout et rien dire, mais on va le faire sous forme de concert avec une mise en espace de Christophe Lidon. La formation ce sera 80 musiciens et une voix. C’est une heure de musique en continu avec des interludes orchestraux entre chaque chanson. C’est l’histoire de la vie d’une femme du début à la fin en passant par toutes les étapes de la vie. C’est un projet qui avait tenté de voir le jour dans les années 70 avec Barbra Streisand, mais qui n’a pas pu se faire pour diverses raisons et dormait dans les tiroirs, inachevé. Quand Michel m’en a parlé et que j’ai vu la merveille que c’était, je lui ai dit qu’il fallait absolument qu’il le termine et qu’il l’orchestre.
A‑t-il été difficile à convaincre ?
Disons que j’ai beaucoup de constance. Donc, depuis que je le connais, tous les six mois, je lui rappelle qu’il doit finir le cycle et au bout d’un moment, de guerre lasse… Non, il me l’a donné avec beaucoup de plaisir car il a vu que c’était un projet qui me tenait beaucoup à cœur.
Depuis quelque temps, vous travaillez votre voix avec Pierre Babolat, votre coach vocal. Pierre, pouvez-vous nous parler de votre rencontre ?
Pierre Babolat : On se croisait sur les répétitions où j’étais choriste. Je me souviens de cette phrase qu’elle chantait : « I see now I was blind », et au début, elle l’abordait avec une technique plutôt lyrique . Au fur et à mesure, sans doute influencée par ses partenaires, un peu avant la première, Natalie a sorti un son bien épais comme on le veut en comédie musicale. Ce jour-là, je lui ai dit : « merci pour ce belting » [NDLR : façon d’utiliser la voix dans l’aigu. Le son fort et projeté sonne comme un appel]. Elle n’avait pas l’air de connaître ce terme et je me suis dit que c’était dommage qu’elle n’aie pas forcément le vocabulaire des autres musiques. Un peu plus tard, j’ai pris mon courage à deux mains pour lui écrire un mail pour lui dire que ça me ferait plaisir de lui montrer un peu comment ça marche en comédie musicale. J’ai mis deux jours avant d’envoyer le message et Natalie m’a répondu dans la demi-heure : « Super ! Quand ? ». Elle est venue, j’ai eu peur pendant deux minutes puis j’ai vu qu’elle assumait…
Natalie Dessay : … d’être là pour apprendre quelque chose que je ne connaissais pas. C’était l’inverse de ce que je savais faire depuis trente ans ! C’est comme si j’avais mangé de la viande toute ma vie et que je devais tout à coup être vegan. Ou l’inverse ! Forcément, c’est un changement de perspective et de vie. Mais je me définis comme une athlète vocale donc, en tant que telle, je dois savoir tout faire. L’opéra, c’est fait. Maintenant, il faut que j’apprenne une autre technique vocale. Je fais déjà du doublage de dessin animé : des sorcières, des poussins, des princesses. Il n’y a pas de raison que je ne fasse pas de voix de comédie musicale. Mon métier, c’est la voix. Et maintenant, je joue aussi au théâtre sans chanter, c’est aussi une question de voix.
Pierre Babolat : Natalie a chanté des partitions lyriquyes extrêmement difficiles et virtuoses, et c’est intéressant de basculer dans la comédie musicale et de se rendre compte que c’est tout aussi virtuose, mais d’une autre façon.
Natalie Dessay : On ne cherche pas la même chose. Ce qu’il m’a manqué à l’opéra, c’est qu’on ne pouvait pas être autant dans les mots. On est très contraint par la forme, qui est très rigide. Et ce qui est beau dans la comédie musicale, c’est qu’il faut être plus dans les mots, l’émotion.
Natalie Dessay, Between Yesterday and Tomorrow, Sony Classical.
Sur scène au Théâtre des Champs Elysées, les 29 et 30 mars 2018.