Melissa Errico, rencontre avec une nature

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Elle a enchanté le concert de la 42e rue du 2 décembre 2019 avec une interprétation bouleversante d’un titre inédit de Michel Legrand, « I Haven’t Thought of This in Quite a While », titre qui figure sur la réédition de l’album Legrand Affair. Elle sera à nouveau invitée par Laurent Valière pour programmer l’émission 42e rue du 19 janvier prochain.

Rencontre avec une diva sans fard, tout aussi capable d’incarner Eliza Doolitle que de rédiger un brillant article sur la misogynie dans le théâtre musical pour le New York Times que… de sauver un homme dans le métro à New York !

Quel est votre parcours ?
J’ai eu une enfance avant le show busi­ness, mais à par­tir du moment où je me suis lancée, à 12 ans, ce fut comme une reli­gion. Pour vous par­ler de mes racines, ma famille est venue aux États-Unis pour fuir la mis­ère de leur Ital­ie natale vers 1917. J’ai gran­di avec ces his­toires de vie dif­fi­cile et d’Amérique comme terre de tous les pos­si­bles. Du côté de ma mère, l’histoire est très col­orée puisque ma grand-tante a été repérée par Flo­renz Ziegfeld et a inté­gré les Ziegfeld Fol­lies. Ma grand-mère était belle et dotée d’une voix remar­quable. Elle serait bien dev­enue chanteuse, mais elle a ren­con­tré un Ital­ien qui l’a oblig­ée à met­tre fin à son méti­er, ce qui est arrivé égale­ment à ma grand-tante d’une autre manière. Ces fig­ures tutélaires aux des­tins con­trar­iés m’ont influ­encée, c’est cer­tain. Tous les cos­tumes, les bijoux, les affich­es, les auto­graphes de cette époque étaient con­signés dans la mai­son où j’ai grandi.

La grand-tante de Melis­sa Erri­co en Ziegfeld girl ©DR

Ma mère a ren­con­tré mon père, encore un Ital­ien, un pianiste de con­cert. Il me racon­tait que, à 4 ans, il dor­mait sous le piano telle­ment il voulait être con­certiste. C’était un prodi­ge. Il a toute­fois étudié la médecine à Yale, de peur de ne pou­voir vivre de son tal­ent. Autant dire que dans mon envi­ron­nement l’art était partout, mais que per­son­ne n’avait véri­ta­ble­ment franchi le pas. Mes grands-par­ents ont con­nu la Dépres­sion, la Sec­onde Guerre mon­di­ale, et mon père celle du Viêt Nam. L’art nous a tou­jours per­mis dans la famille de nous évad­er. Dans les années 70, quand j’étais enfant, mon père jouait de nom­breux com­pos­i­teurs, dont Michel Legrand qu’il ado­rait. D’ailleurs lorsqu’il joue « The Sum­mer Knows », je sais que ce titre le ramène, avec ma mère, à des émo­tions très fortes. J’ai eu une enfance heureuse. Mon père est devenu un médecin réputé. J’adorais la gym­nas­tique, j’étais douée. A 12 ans, j’étais vrai­ment la fille yan­kee de base, mais qua­si­ment dotée d’un corps de femme, ce qui était ennuyeux pour la gym­nas­tique. Ma mère m’a emmenée en août dans un « the­ater camp », une sorte de colonie de vacances où des spec­ta­cles étaient mon­tés. On m’a tout de suite attribué les rôles de filles sexy, comme Hedi Larue dans How to Suc­ceed in Busi­ness With­out Real­ly Try­ing. Tout le monde riait, j’adorais amuser la galerie et, grâce à la gym, je savais bouger.

Vous avez 12 ans, votre âge piv­ot, donc… Avez-vous tra­vail­lé immédiatement ?
Pour mon anniver­saire, ma mère m’a emmenée voir la reprise de On Your Toes que j’ai tant adoré que j’en ai pleuré ! J’ai demandé à ma mère : « Qui sont ces gens et com­ment sont-ils arrivés là ? » Je voulais savoir car je voulais faire par­tie de cette famille d’artistes. Intu­itive­ment, à 12 ans je savais que j’étais des­tinée à cela, même si cela peut paraître bizarre. Une com­mu­nauté rigo­larde, mais aus­si dis­ci­plinée, belle, assez folle. Impos­si­ble de l’expliquer, mais je le ressen­tais très forte­ment. J’étais toute­fois trop jeune pour me lancer. Je con­nais la valeur des choses et les sac­ri­fices néces­saires pour arriv­er à ce que l’on veut. Mes par­ents, ou dirais-je ma famille ital­i­enne avec tous ces excès, me l’ont appris. Tra­vailler dur ne m’a jamais effrayée. Après tout, je me sens par­fois comme une immi­grée qui doit faire ses preuves. La frus­tra­tion artis­tique ressen­tie par des mem­bres de ma famille a été fon­da­men­tale : elle m’a poussée de l’avant. D’ailleurs, mon père a tou­jours été d’accord pour me pay­er des livres et des cours, mais pas des vête­ments ou des salons de coiffure.

Com­ment êtes-vous arrivée à Broadway ?
Assez rapi­de­ment en fait, ça a tenu du mir­a­cle… Tout s’est mis en place lorsque j’ai fréquen­té French Woods, un célèbre « sum­mer camp » améri­cain spé­cial­isé dans le spec­ta­cle. En trois semaines, j’ai appris Evi­ta, Bar­num, Guys and Dolls… Cela m’a telle­ment plu que j’y suis retournée plusieurs années de suite. En trois ou qua­tre étés, je com­mençais à être vrai­ment au point sur une dizaine de spec­ta­cles, sans par­ler de ceux que l’on fai­sait à l’école. J’apprenais sans cesse et j’essayais d’aller voir des spec­ta­cles. À cette époque, j’ai décou­vert Cho­rus Line, un musi­cal qui m’a mar­quée, car il mon­trait ces gens aux univers telle­ment dif­férents réu­nis par la même pas­sion : celle de la scène. Il m’a, en quelque sorte, don­né la per­mis­sion, la légitim­ité de rejoin­dre la famille de l’« enter­tain­ment ». Dans ce camp d’été, j’ai trou­vé un agent. Il m’a per­mis de débuter à la télévi­sion dans un spin off des Mup­pets : The Great Space Coast­er. Puis j’ai joué dans des soaps de-ci de-là. Je pré­cise que je n’étais autorisée à tra­vailler ain­si que si mes notes étaient excel­lentes au lycée ! C’é­tait le cas et j’ai inté­gré l’u­ni­ver­sité de Yale directe­ment en deux­ième année ; j’y ai étudié comme une folle pen­dant plus d’un an. J’en suis fière, j’ai telle­ment appris. Les choses sérieuses ont alors débuté, puisque j’ai par­ticipé à She Loves Me, et j’ai été repérée pour jouer Cosette dans Les Mis­érables pour la tournée nationale. Tout était comme à Broad­way, c’était une expéri­ence incroy­able, j’avais 18 ans, ren­dez-vous compte ! Je suis par­tie pen­dant un an et demi, et je suis ren­trée pour pass­er mes exa­m­ens (j’étudiais par cor­re­spon­dance). J’ai bossé dur. Quand j’ai quit­té le spec­ta­cle pour retourn­er à Yale, la pro­duc­tion, qui pen­sait que j’étais folle, m’a fait faire une boîte rem­plie de matériel sco­laire, tout à l’effigie des Miz. À Yale, j’ai dû me con­cen­tr­er, repren­dre une autre vie. Ensuite, je suis allée à Oxford étudi­er Shake­speare durant l’été. Puis j’ai voy­agé, j’adore les îles grec­ques. Je me sens presque plus grecque qu’italienne finale­ment. J’aime la vie sim­ple là-bas.

Par la suite, com­ment les choses se sont-elles enchaînées ?
Après Yale, j’ai passé de nom­breuses audi­tions, j’ai joué Anna Karen­i­na, mais à Broad­way ils m’ont don­né le rôle de l’ingénue, con­sid­érant que j’étais trop jeune pour le rôle-titre, que j’avais pour­tant inter­prété en tournée ! Le spec­ta­cle était bon. J’avais 22 ans. Ensuite, j’ai incar­né Eliza dans une ver­sion très mod­erne de My Fair Lady qui défendait un point de vue assez fémin­iste, con­sid­éré comme un peu trop d’avant-garde. L’intrigue se ter­mine de manière plus engagée : Eliza s’en va, elle prend son envol. C’était rad­i­cal, et cela n’a pas plu. Le met­teur en scène, un génie, refu­sait que ce soit un con­te de fée. Le spec­ta­cle était intel­li­gent, en avance sur son temps. J’en ai par­lé dans le New York Times, puisque j’écris divers arti­cles pour ce jour­nal. À cette époque, tout allait comme sur des roulettes pour moi. C’est plus tard que j’ai dû batailler…

Com­ment se sont dirigés vos choix ?
J’avais beau­coup d’opportunités à cette époque et je devais faire des choix. Same Cole était mon agent, il était le numéro un. Il a refusé que je fasse The Sound of Music. Donc nous avons porté notre choix sur High Soci­ety, qui fit un four. J’ai pris cet échec trop au sérieux. On a telle­ment envie que les gens aiment le spec­ta­cle dans lequel on est. J’ai ensuite joué dans Amour, l’adaptation améri­caine du Passe-muraille, à l’occasion de quoi j’ai pu côtoy­er Michel Legrand. Puis j’ai joué dans Drac­u­la dont Christo­pher Hamp­ton, le scé­nar­iste de l’adaptation filmée des Liaisons dan­gereuses, a écrit le livret. Mais là encore, ce ne fut pas un grand suc­cès. Toute­fois, durant ces années, j’ai tra­vail­lé sans cesse. Un bon sou­venir reste Sun­day in the Park with George en 2002 au Kennedy Cen­ter. Et si j’ai par­ticipé à de nom­breux spec­ta­cles, je n’ai jamais été blo­quée par un rôle pen­dant cinq ans, même si j’aurais bien aimé ! Par ailleurs, mon médecin m’a aver­tie : je voulais fonder une famille et le temps filait. Il était temps pour moi d’envisager sérieuse­ment cet aspect plus per­son­nel. Je n’avais bien enten­du pas envie d’arrêter le spec­ta­cle, mais d’être vrai­ment là où on avait besoin de moi. Une car­rière vaut-elle le coup, au point de faire une croix sur tout le reste ? Vic­to­ria, ma pre­mière fille, est arrivée — quelle joie ! — et j’ai voulu un autre enfant, que j’ai per­du pen­dant la grossesse. Ce fut un choc. Je me trou­vais tirail­lée, comme beau­coup d’ac­tri­ces, entre mon désir de rede­venir mère et celui de repren­dre ma car­rière. Par mir­a­cle, nous devions par la suite avoir des jumelles. Le jour où je l’ai appris est le plus beau jour de ma vie.

Vous avez donc à ce moment priv­ilégié votre vie privée ?
Je suis dev­enue comme un témoin de la vie, sans pré­ten­dre rien con­trôler, plutôt que quelqu’un qui agit. Les gens me deman­dent com­ment je fais : mes enfants n’ont jamais été une dif­fi­culté à gér­er, juste une source de joie. Mes filles sont mon énergie, elles me por­tent. Ce que le show busi­ness apporte, ce n’est que du bonus. En 2017, on m’a décou­vert une tumeur. J’ai subi de nom­breuses opéra­tions et me suis dit : « Si nous écriv­ions une let­tre à tous les amoureux du théâtre, quelle serait-elle ? » C’est ain­si que j’ai eu l’idée de Sond­heim Sub­lime, qui est dev­enue un CD, en par­tant de titres comme « Chil­dren and Art », « Not While I’m Around », « Lov­ing You »… J’y ai égale­ment inté­gré « Soon­er or Lat­er » pour répon­dre à mon tem­péra­ment ital­ien et sexy ! Ces chan­sons con­ti­en­nent mes peurs. J’avais aus­si en tête Sun­day in the Park with George, cette réflex­ion défini­tive sur l’art, et la lutte entre l’amour con­cret et l’art. Voilà ma vie… Mais ras­surez-vous, con­cer­nant cette tumeur, les derniers résul­tats sont ras­sur­ants : ce n’est pas un can­cer, mais quelque chose que l’on iden­ti­fie dans le sang et qui se soigne.

Vous sem­blez attachée à Stephen Sondheim ?
C’est un auteur-com­pos­i­teur que j’adore. J’ai présen­té mon spec­ta­cle sur lui un peu partout. Peu à peu, il s’est trans­for­mé en quelque chose d’autre, comme une quête spir­ituelle. Les gens rient, appren­nent des choses parce que j’ai un auteur hors pair qui m’a fait con­naître un con­cept juif, qui dit que deux âmes sont à l’intérieur de nous : l’une occupée aux tâch­es à accom­plir et l’autre dédiée aux désirs. Bien enten­du, elles se com­bat­tent sans cesse. Cette dual­ité tient du « sub­lime », d’où le titre… Une Ital­i­enne catholique qui s’empare de la cul­ture juive, bien plus nuancée, c’est un peu inat­ten­du, mais ces recherch­es et décou­vertes me pas­sion­nent. C’est comme entr­er dans un nou­veau monde. Inté­gr­er des élé­ments intel­lectuels dans un spec­ta­cle de cabaret, cela a de quoi sur­pren­dre… J’aime telle­ment ça et le pub­lic également !

Par­lez-nous de votre rela­tion avec Michel Legrand…
Je l’aimais telle­ment, ce fut une ren­con­tre très forte. Sa mort m’attriste, mais pour lui ren­dre hom­mage, je veux être drôle car il l’était. Les con­certs à sa mémoire ces mois derniers étaient légers, pleins de vie, à son image. Tant de courants musi­caux sont passés en lui que cela m’a don­né une idée pour le dernier cabaret, que j’ai joué voilà deux semaines. Je le débute avec un extrait de High Soci­ety, soit « I Love Paris », car, pour moi, Cole Porter aurait adoré que Michel Legrand arrange sa musique ! Par la suite, je remets ce com­pos­i­teur dans le con­texte de la chan­son tra­di­tion­nelle française, soit la chan­son d’amour dont l’origine remonte au Moyen Âge… Le pub­lic est pour le moins éton­né. Et j’aime chanter « L’Âme des poètes » de Trenet, car cette chan­son résume si bien l’état d’esprit de ce musi­cien. À la fin, on a bien plus qu’un hom­mage à Michel Legrand : un voy­age dans la cul­ture française qui me fascine tant.

Et cet album que vous ressortez aujourd’hui ?
Tout cela est par­ti du suc­cès sur­prise de l’album Sond­heim Sub­lime et de l’article hom­mage que j’ai écrit dans le New York Times à l’occasion de la dis­pari­tion de Michel Legrand. La mai­son de disque, touchée par ma prose, m’a sug­géré de ressor­tir l’album Legrand Affair datant de 2011. J’ai pro­posé de l’agrémenter de séances de tra­vail effec­tuées avec Michel sur les chan­sons accom­pa­g­nées par le per­cus­sion­niste Steve Gad, qui m’a autorisée à utilis­er ces enreg­istrements. C’est intéres­sant, car cela per­met de com­pren­dre com­ment il réflé­chit et tra­vaille. Mon intérêt est de partager un peu plus l’art de Legrand. J’avais égale­ment dif­férents titres non retenus dans l’album orig­i­nal. Et ce titre inédit que Mar­i­lyn et Alan Bergman m’ont con­fié. Ils m’ont égale­ment infor­mée que Michel aurait aimé que j’enregistre « Lit­tle Boy Lost », alors je l’ai fait, à mes frais. C’est vrai­ment un hom­mage que je rends à cet immense artiste et, encore aujourd’hui, je lui suis recon­nais­sante de m’avoir tant appris. Et j’espère que cet album touchera le pub­lic français. Il fau­dra bien que je revi­enne vous voir pour jouer ici mon spec­ta­cle autour de lui. Vous m’invitez ?

Pour aller plus loin :

- la page du disque Legrand Affair, con­tenant une ses­sion inédite de tra­vail entre le com­pos­i­teur et la diva ;

- le site très com­plet de Melis­sa Erri­co.

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