Notre avis : Après Le Musical, propos sur un art total , ouvrage de référence incontournable dont nous avions souligné les mérites, Jéléry a décidé d’aller encore plus loin, plus en profondeur aussi, en explorant davantage la vaste famille du musical et ses sous-catégories, et en s’aventurant même au-delà. Il s’intéresse à l’opéra rock.
Le terme « opéra rock » n’est pas inconnu du spectateur français : il l’a vu au moins accolé à Mozart, le spectacle produit par Dove Attia et Albert Cohen, et à Starmania. Quel genre d’ouvrages qualifie-t-il ? Pourquoi l’employer ? Comment distinguer les œuvres qui s’y réfèrent justement des autres qui en abusent ? C’est à ces questions que l’essai de Jéléry tente de répondre.
Pour ce faire, il commence par se souvenir de Mozart – le compositeur, mais aussi celui, bien différent, du spectacle précité –, ses opéras, son caractère hors norme, la fascination qu’il provoquait… Puis il se lance dans une exploration minutieuse et passionnante qui débute en Angleterre, dans le Swinging London de la fin des années 60. Le terme « rock » est alors synonyme de rythme entraînant, de modernité, de liberté de pensée, de revendications contre une bien-pensance établie, de guitares qui grondent… mais aussi de démesure, d’abus, de drogues, de scandale sexuel, de violences…
C’est en parcourant l’univers rock des dernières décennies au Royaume-Uni et aux États-Unis, mais aussi en Allemagne, en Autriche, en Suède, que Jéléry cherche à cerner les différents aspects ou critères qui définissent l’opéra rock. Un peu en France aussi, mais avec toujours la même dépréciation récurrente de ce qu’il nomme non sans sarcasme le « franco-pop-genre » – un tic que l’on trouvait dans son précédent essai.
Sa tâche s’avère difficile car le rock, en général, trouve son expression vers le public sous la forme d’un album, de concerts, de chansons isolées, donc pas, a priori, via une forme chantée de bout en bout qui raconte une histoire exploitable sur une scène de théâtre. Pourtant, en y regardant de plus près – et Jéléry, par son savoir et son expérience, sait y faire –, on commence à distinguer des indices, des pistes sérieuses, un processus de fabrication à partir de différents ingrédients. Au départ, il y a souvent un album concept, c’est-à-dire un ensemble de chansons ou de numéros instrumentaux qui présentent une cohérence thématique et qui, pris collectivement, forment une histoire ou développent un sujet. Puis, il peut y avoir des concerts qui prennent des allures de spectacle grâce à des expédients pas toujours satisfaisants : mise en scène d’un narrateur ou caractérisation sommaire des différents personnages de l’histoire. Souvent la personnalité charismatique de l’artiste ou du leader du groupe s’avère capitale : elle favorise la théâtralisation ou la recherche d’une scénographie. Parfois c’est une adaptation pour le cinéma qui permet l’aboutissement du processus. Parfois c’est l’inverse : les chansons proviennent d’un film et on en tire un musical…
Partant de The Story of Simon Simopath des Nirvana en 1967, Jéléry nous entraîne dans une véritable odyssée : Tommy du groupe The Who, The Rise and Fall of Ziggy Stardust and the Spiders from Mars de David Bowie, The Wall des Pink Floyd, Bohemian Rhapsody des Queen, American Idiot des Green Day… On rencontre aussi des films comme Phantom of the Paradise de Brian de Palma ou Saturday Night Fever de John Badham… Sans oublier les iconiques Jesus Christ Superstar et Evita d’Andrew Lloyd Webber et Tim Rice… ni les incontournables Starmania de Michel Berger et Luc Plamondon, Rent de Jonathan Larson… ni une pléiade d’expérimentations plus ou moins connues, comme le Moby Dick de Hereward Kay et Robert Longden ou Dreamgirls de Henry Krieger et Tom Eyen… pour s’achever avec deux titres suffisamment atypiques pour mériter un chapitre chacun : Elisabeth de Michael Kunze et Sylvester Levay, sur la vie de la pas si sage Sissi ; et Chess de Benny Andersson et Björn Ulvaeus du groupe Abba… On aura également croisé des curiosités comme un Hamlet incarné par Johnny Hallyday. Mais attention… rien ou seulement quelques allusions à Hair, hors sujet puisque apparemment dans la catégorie du « musical rock », un autre sous-genre… qui fera peut-être l’objet d’un prochain essai !
L’auteur relate avec beaucoup de détails la genèse des compositions sur lesquelles il s’attarde – d’un point de vue historique d’abord en resituant chaque œuvre dans le contexte qui la fait naître, mais aussi en termes musicologiques, en relevant ce qui est pertinent dans l’instrumentarium, les tessitures, les paroles… Il analyse également les aspects scéniques des productions, leurs adaptations, les accueils qu’elles trouvent auprès des publics… Du point de vue de la forme, on retrouve les bémols de son précédent essai : de nombreux méandres qui peuvent faire perdre le fil au lecteur, une présence dommageable de coquilles et une typographie envahissante toute en majuscules et en guillemets. Heureusement, le discours n’est jamais austère, toujours vivant, toujours étayé par des souvenirs, toujours passionné. Le ton est toujours personnel, l’avis tranché – on peut ne pas être d’accord. Et même s’il arrive qu’on se perde dans ce labyrinthe touffu, on garde les yeux grands ouverts. Car – et c’est l’aspect le plus important selon nous de ce genre d’essai –, que telle œuvre ou telle chanson évoquées lui soient familières ou non, le lecteur aura envie d’aller la (re)découvrir, la (ré)écouter, la (ré)entendre, la (re)voir. Rien de tel pour faire vivre l’art et la culture que de s’interroger, de partager et confronter des points de vue, d’attirer l’attention du public connaisseur ou non, de susciter sa curiosité.
Pour cette raison, et bien modestement, nous aimerions poursuivre la réflexion menée par Jéléry. Dans son exploration et sa quête de l’opéra rock, il a suivi une démarche que l’on peut qualifier de « bottom-up » : il passe en revue des compositeurs de rock, éventuellement formés à la musique classique, et cherche à évaluer, à partir de certains critères plus ou moins rigides, si telle ou telle de leur production a réussi à se hisser au rang d’opéra rock. Si on suivait une démarche inverse « top-down », on pourrait se demander si certains musiciens habitués à composer des opéras, sous-entendu sérieux, ne s’étaient pas encanaillés au point de se frotter au rock. On pense immédiatement à une œuvre qui a déjà retenu notre attention dans nos colonnes : I Was Looking at the Ceiling and then I Saw the Sky de John Adams (musique) et June Jordan (livret et paroles). Définie par le compositeur comme un « songplay » (pièce en chansons), terme qui renvoie à l’allemand « Singspiel » (genre auquel appartient La Flûte enchantée de… Mozart, eh oui ! encore lui !), l’œuvre, par les styles musicaux qu’il réunit – dont le rock, voir ici, là, ou encore là… –, son instrumentarium et sa forme théâtrale narrative, pourrait tout à fait prétendre au genre de l’opéra rock ! Pour aller plus avant, nous renvoyons le lecteur au dossier que nous avons consacré à cette pièce atypique.
Enfin, en remarquant qu’aucune femme n’est citée dans l’ouvrage de Jéléry au titre de sa contribution à l’opéra rock, nous avons pensé qu’il était utile de prendre le relais. Nous renvoyons le lecteur à un article consacré à une artiste que nous admirons beaucoup et l’invitons à se demander si elle n’a pas, elle aussi, sa place dans le genre de l’opéra rock.
Tous les renseignements sur Opéra rock : mensonges et vérités sont sur le site de Beslon Éditions.