Quand Yentl sort sur les écrans américains en novembre 1983, la réception est houleuse. Si le public accueille favorablement le nouveau musical de Barbra Streisand, qui marque également sa première réalisation, les critiques sont mitigées. Beaucoup à Hollywood veulent descendre la star, connue pour ses frasques, son exigence, son autoritarisme, et qui est de tous les plans de son propre film. À contre-courant, la presse étrangère, au cours de la 41e soirée des Golden Globes, décerne à Streisand les récompenses de meilleure réalisatrice et meilleur film musical. Mais quelques semaines plus tard, les Oscars snobent le film et le nomment uniquement dans des catégories secondaires : meilleure adaptation musicale, meilleure chanson, meilleure direction artistique et meilleure actrice dans un second rôle pour Amy Irving. Certes Michel Legrand remportera l’Oscar de la meilleure adaptation (à ne pas confondre avec celui de la meilleure musique originale, plus prestigieux) mais la nomination d’Amy Irving, qui interprète là un rôle de femme à marier soumise à l’autorité patriarcale, sera perçue comme un affront.
Il faut dire que le projet de Streisand détonne dans la production musicale de l’époque. Le public consacre alors surtout des films avec des jeunes, ancrés dans la culture musicale moderne, à l’image des succès de Grease (1978), Hair (1979), Fame (1980) ou Flashdance (1983), tandis que les œuvres plus audacieuses à l’image du Victor/Victoria de Blake Edwards (1982) peinent à remplir les salles. Ainsi, même si Streisand produit, réalise, joue et chante, Yentl tient moins de l’égotrip que du projet de cœur. Une œuvre prônant l’émancipation féminine, réalisée par une femme, ayant pour sujet l’éducation religieuse juive dans la Pologne de 1904, dans laquelle l’actrice principale se travestit, et le tout sous forme de musical, mérite indéniablement que l’on y accorde de l’attention.
Il s’agit à l’origine d’une nouvelle écrite par l’écrivain juif polonais naturalisé états-unien Isaac Basevich Singer, qui met en scène, comme souvent dans son œuvre, l’univers dans lequel il a grandi, c’est-à-dire le milieu rural ashkénaze de l’Europe centrale au début du XXe siècle. Le récit est celui d’une fable morale : Yentl, une adolescente de 16 ans, rêve de pouvoir mener une vie d’érudite et de devenir rabbin. Or, dans la communauté juive cette voie, l’étude du Talmud et l’engagement religieux ne sont accessibles qu’aux hommes. Yentl décide alors de se travestir et de quitter son village pour rejoindre une Yeshiva, une école talmudique, où elle se fera passer pour un très jeune étudiant arrivé d’une ville lointaine. Cette histoire fascine la jeune Barbra, qui la découvre à 26 ans (en 1968), alors que Funny Girl, le film adapté du musical homonyme de Jule Styne (1964) et réalisé par William Wyler, cartonne au box-office. Il s’agissait du premier rôle au cinéma de la jeune chanteuse-comédienne, laquelle aimerait beaucoup que celui de Yentl soit le suivant. Streisand acquiert les droits de la nouvelle dès la fin de l’année 68, Isaac Basevich Singer écrit lui-même le scénario et la réalisation est offerte au réalisateur tchèque immigré Ivan Passer. Cependant, de nombreuses difficultés freinent la production et il faudra attendre plus de dix ans pour que le film soit réellement mis en chantier.
En même temps que Streisand acquiert expérience, célébrité et influence, elle gagne en maturité et en indépendance. Elle sélectionne ses projets avec soin et parcimonie, laissant au moins deux ans entre chaque film après le succès du remake rock d’Une étoile est née (1976) et accorde du temps à l’enregistrement d’albums musicaux de studio. De plus en plus, elle s’approprie le projet de Yentl, exigeant des changement dans l’intrigue au point que Singer jette l’éponge et que de nombreux scénaristes se succèdent, jusqu’à ce qu’elle finisse par décider de réaliser le film elle-même. Le sujet étant difficile à vendre auprès des producteurs hollywoodiens, il est décidé que Yentl sera un musical, genre qui, associé à Streisand dans le rôle principal, devrait lui assurer plus facilement le succès. Ce registre du récit initiatique en costume, ancré dans une culture mal connue du public américain, est inédit pour la comédienne, jusque-là cantonnée aux comédies et drames romantiques contemporains, ou aux films musicaux adaptés de succès de Broadway.
Bien que très respectueuse de la culture ashkénaze qu’elle s’apprête à porter à l’écran et se faisant conseiller par des rabbins pour tout ce qui concerne les dialogues à caractère religieux, la comédienne-réalisatrice modifie des éléments clés de la nouvelle pour la rapprocher de la vision féministe et américaniste qui est la sienne. La conclusion amère de la nouvelle est remplacée par une ode à l’espoir et à l’indépendance qui s’incarne dans l’émigration vers les États-Unis du personnage de Yentl. Émigration dans un pays où elle pourra donc assumer à la fois sa féminité et son désir d’érudition spirituelle. Les contradictions internes à la religion juive sont évacuées au profit de cet épilogue exaltant. Elle donne également une place essentielle à la figure du père bienveillant, renforçant l’importance du personnage dans l’intrigue et dédiant le film à son propre père, qu’elle n’a pas connu, ainsi « qu’à tous les pères ».
Michel Legrand est recruté pour composer la bande originale ainsi que les musiques des chansons, sur des paroles de Marilyn et Alan Bergman. Le duo de paroliers a déjà écrit les paroles d’une chanson fameuse écrite par Michel Legrand, « The Windmills of Your Mind » pour L’Affaire Thomas Crown en 1968, et écrit pour Barbra Streisand la chanson phare « The Way We Were » pour le film Nos plus belles années de Sidney Pollack, sur une musique de Marvin Hamlisch, en 1973. Barbra sera la seule à chanter durant tout le film, chose rare dans le genre cinématographique du film musical – surtout qu’elle a pour partenaire masculin Mandy Patinkin –.qui vient de triompher dans Evita et s’apprête à créer le rôle-titre de Sunday in the Park with George. Traditionnellement, les chansons sont réparties entre les divers protagonistes ; l’une illustre avec d’autant plus de force une prise de décision, telle autre un conflit ou encore une union entre personnages, le passage du temps… Ici, les chansons incarnent l’accès à l’intériorité de Yentl, les événements vus à travers son prisme et son ressenti, les convictions qui la poussent à faire ses choix, elle qui est seule, isolée. Tout comme Yentl est seule à remettre en cause l’ordre établi, à regarder la société dans laquelle elle évolue avec la distance que permet son travestissement, elle est la seule à s’exprimer en chanson, peut-être la seule à pouvoir vraiment laisser s’exprimer son cœur.
Quoi qu’il en soit, cela confère une forme d’étrangeté aux séquences chantées, intégrées dans la narration de manière parfois inattendue. D’autant que le rapport de Streisand aux paroles des chansons est particulier. Le réalisateur d’Une étoile est née (1976), Franck Pierson, décrivait ainsi le rapport de Streisand à l’écriture des paroles dans l’article qu’il publia pour New West Magazine au sujet de la réalisation de son film : « Barbra remodèle [les chansons], attaquant les paroles avec un esprit de logicienne. Elle insiste sur la précision et la simplicité, sur des paroles qui signifient exactement ce qu’elles disent et qui disent ce qu’elles signifient. C’est une éducation. ». Fidèle à ses habitudes, les paroles sont simples, directes, le personnage dit ce qu’il pense et pense ce qu’il dit. La sincérité de Yentl est totale, les émotions, les tiraillements qui l’habitent la débordent complètement. Certains peuvent y voir une forme de mièvrerie, ou de simplisme, qui n’est pas toujours aidée par des choix de réalisation concernant les séquences chantées, dont certaines versent parfois dans l’esthétique des clips vidéo tels qu’on les faisait à l’époque. C’est particulièrement le cas pour la séquence autour de la chanson « No Matter What Happens », durant laquelle la caméra tourne continuellement autour d’une Barbra s’époumonant assise sur un tronc d’arbre au bord d’une rivière.
Ce serait cependant ignorer la réussite générale que sont la réalisation et l’image du film. Aidée du chef opérateur britannique David Watkins, Streisand offre une mise en scène élégante, intelligente. Ponctuellement, des sursauts d’intensité viennent rompre le régime tranquille des images et rappellent le bouillonnement intérieur du protagoniste – on pense à la séquence du mariage, par exemple. La douce teinte sépia qui baigne le métrage contribue à l’impression d’irréalité qui convient au genre de la fable. La qualité de la reconstitution, du choix des décors et des costumes immerge par ailleurs pleinement le spectateur dans ce monde désormais perdu, victime tragique de la barbarie des nationalismes européens. Seules les images de Prague font tache dans ce tableau, tant il est difficile de confondre la silhouette historique de la capitale tchèque avec celle d’une ville polonaise de taille moyenne.
Streisand sort éreintée par l’expérience de Yentl. Malgré le succès public, elle vit très mal les réactions négatives très virulentes dont elle fait l’objet et, de fait, il s’agit du dernier musical dans lequel joue la comédienne. Isaac Basevich Singer, l’auteur de la nouvelle à l’origine du film; critique vertement le scénario, dénonçant une trahison qu’il met sur le dos de l’égocentrisme de la star. Au cinéma, elle cherchera ensuite à gagner en crédibilité, interprétant une victime d’abus dans Cinglée de Martin Ritt en 1989 puis réalisant en 1991 un mélodrame sans chanson, Le Prince des marées. Son troisième et dernier film comme réalisatrice, la comédie dramatique Leçons de séduction, sorti en 1996, passera quasiment inaperçu. Yentl constitue ainsi le pinacle étrange et fascinant de la trajectoire de Barbra Steisand dans le genre du musical cinématographique. Œuvre singulière qui, malgré ses qualités, continue d’en laisser plus d’un de côté. À notre avis, il est surtout primordial de le (re)découvrir.