Yentl, le projet de cœur de Barbra Streisand

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À l'occasion de la projection au Publiciscinémas le dimanche 8 octobre 2023 à 15h, Regard en Coulisse explore les dessous de Yentl. Renseignements et réservations : cliquez ici.

Quand Yentl sort sur les écrans améri­cains en novem­bre 1983, la récep­tion est houleuse. Si le pub­lic accueille favor­able­ment le nou­veau musi­cal de Bar­bra Streisand, qui mar­que égale­ment sa pre­mière réal­i­sa­tion, les cri­tiques sont mit­igées. Beau­coup à Hol­ly­wood veu­lent descen­dre la star, con­nue pour ses frasques, son exi­gence, son autori­tarisme, et qui est de tous les plans de son pro­pre film. À con­tre-courant, la presse étrangère, au cours de la 41e soirée des Gold­en Globes, décerne à Streisand les récom­pens­es de meilleure réal­isatrice et meilleur film musi­cal. Mais quelques semaines plus tard, les Oscars snobent le film et le nom­ment unique­ment dans des caté­gories sec­ondaires : meilleure adap­ta­tion musi­cale, meilleure chan­son, meilleure direc­tion artis­tique et meilleure actrice dans un sec­ond rôle pour Amy Irv­ing. Certes Michel Legrand rem­portera l’Oscar de la meilleure adap­ta­tion (à ne pas con­fon­dre avec celui de la meilleure musique orig­i­nale, plus pres­tigieux) mais la nom­i­na­tion d’Amy Irv­ing, qui inter­prète là un rôle de femme à mari­er soumise à l’au­torité patri­ar­cale, sera perçue comme un affront.

Il faut dire que le pro­jet de Streisand détonne dans la pro­duc­tion musi­cale de l’époque. Le pub­lic con­sacre alors surtout des films avec des jeunes, ancrés dans la cul­ture musi­cale mod­erne, à l’image des suc­cès de Grease (1978), Hair (1979), Fame (1980) ou Flash­dance (1983), tan­dis que les œuvres plus auda­cieuses à l’image du Victor/Victoria de Blake Edwards (1982) peinent à rem­plir les salles. Ain­si, même si Streisand pro­duit, réalise, joue et chante, Yentl tient moins de l’égotrip que du pro­jet de cœur. Une œuvre prô­nant l’émancipation fémi­nine, réal­isée par une femme, ayant pour sujet l’éducation religieuse juive dans la Pologne de 1904, dans laque­lle l’actrice prin­ci­pale se trav­es­tit, et le tout sous forme de musi­cal, mérite indé­ni­able­ment que l’on y accorde de l’attention.

©Lost Films

Il s’agit à l’origine d’une nou­velle écrite par l’écrivain juif polon­ais nat­u­ral­isé états-unien Isaac Base­vich Singer, qui met en scène, comme sou­vent dans son œuvre, l’univers dans lequel il a gran­di, c’est-à-dire le milieu rur­al ashké­naze de l’Europe cen­trale au début du XXe siè­cle. Le réc­it est celui d’une fable morale : Yentl, une ado­les­cente de 16 ans, rêve de pou­voir men­er une vie d’érudite et de devenir rab­bin. Or, dans la com­mu­nauté juive cette voie, l’étude du Tal­mud et l’engagement religieux ne sont acces­si­bles qu’aux hommes. Yentl décide alors de se trav­e­s­tir et de quit­ter son vil­lage pour rejoin­dre une Yeshi­va, une école tal­mudique, où elle se fera pass­er pour un très jeune étu­di­ant arrivé d’une ville loin­taine. Cette his­toire fascine la jeune Bar­bra, qui la décou­vre à 26 ans (en 1968), alors que Fun­ny Girl, le film adap­té du musi­cal homonyme de Jule Styne (1964) et réal­isé par William Wyler, car­tonne au box-office. Il s’agissait du pre­mier rôle au ciné­ma de la jeune chanteuse-comé­di­enne, laque­lle aimerait beau­coup que celui de Yentl soit le suiv­ant. Streisand acquiert les droits de la nou­velle dès la fin de l’an­née 68, Isaac Base­vich Singer écrit lui-même le scé­nario et la réal­i­sa­tion est offerte au réal­isa­teur tchèque immi­gré Ivan Pass­er. Cepen­dant, de nom­breuses dif­fi­cultés freinent la pro­duc­tion et il fau­dra atten­dre plus de dix ans pour que le film soit réelle­ment mis en chantier.

En même temps que Streisand acquiert expéri­ence, célébrité et influ­ence, elle gagne en matu­rité et en indépen­dance. Elle sélec­tionne ses pro­jets avec soin et parci­monie, lais­sant au moins deux ans entre chaque film après le suc­cès du remake rock d’Une étoile est née (1976) et accorde du temps à l’en­reg­istrement d’albums musi­caux de stu­dio. De plus en plus, elle s’approprie le pro­jet de Yentl, exigeant des change­ment dans l’intrigue au point que Singer jette l’éponge et que de nom­breux scé­nar­istes se suc­cè­dent, jusqu’à ce qu’elle finisse par décider de réalis­er le film elle-même. Le sujet étant dif­fi­cile à ven­dre auprès des pro­duc­teurs hol­ly­woo­d­i­ens, il est décidé que Yentl sera un musi­cal, genre qui, asso­cié à Streisand dans le rôle prin­ci­pal, devrait lui assur­er plus facile­ment le suc­cès. Ce reg­istre du réc­it ini­ti­a­tique en cos­tume, ancré dans une cul­ture mal con­nue du pub­lic améri­cain, est inédit pour la comé­di­enne, jusque-là can­ton­née aux comédies et drames roman­tiques con­tem­po­rains, ou aux films musi­caux adap­tés de suc­cès de Broadway.

©Lost Films

Bien que très respectueuse de la cul­ture ashké­naze qu’elle s’apprête à porter à l’écran et se faisant con­seiller par des rab­bins pour tout ce qui con­cerne les dia­logues à car­ac­tère religieux, la comé­di­enne-réal­isatrice mod­i­fie des élé­ments clés de la nou­velle pour la rap­procher de la vision fémin­iste et améri­can­iste qui est la sienne. La con­clu­sion amère de la nou­velle est rem­placée par une ode à l’espoir et à l’indépendance qui s’incarne dans l’émigration vers les États-Unis du per­son­nage de Yentl. Émi­gra­tion dans un pays où elle pour­ra donc assumer à la fois sa féminité et son désir d’érudition spir­ituelle. Les con­tra­dic­tions internes à la reli­gion juive sont évac­uées au prof­it de cet épi­logue exal­tant. Elle donne égale­ment une place essen­tielle à la fig­ure du père bien­veil­lant, ren­forçant l’importance du per­son­nage dans l’intrigue et dédi­ant le film à son pro­pre père, qu’elle n’a pas con­nu, ain­si « qu’à tous les pères ».

Michel Legrand est recruté pour com­pos­er la bande orig­i­nale ain­si que les musiques des chan­sons, sur des paroles de Mar­i­lyn et Alan Bergman. Le duo de paroliers a déjà écrit les paroles d’une chan­son fameuse écrite par Michel Legrand, « The Wind­mills of Your Mind » pour L’Affaire Thomas Crown en 1968, et écrit pour Bar­bra Streisand la chan­son phare « The Way We Were » pour le film Nos plus belles années de Sid­ney Pol­lack, sur une musique de Mar­vin Ham­lisch, en 1973. Bar­bra sera la seule à chanter durant tout le film, chose rare dans le genre ciné­matographique du film musi­cal – surtout qu’elle a pour parte­naire mas­culin Mandy Patinkin –.qui vient de tri­om­pher dans Evi­ta et s’ap­prête à créer le rôle-titre de Sun­day in the Park with George. Tra­di­tion­nelle­ment, les chan­sons sont répar­ties entre les divers pro­tag­o­nistes ; l’une illus­tre avec d’autant plus de force une prise de déci­sion, telle autre un con­flit ou encore une union entre per­son­nages, le pas­sage du temps… Ici, les chan­sons incar­nent l’accès à l’intériorité de Yentl, les événe­ments vus à tra­vers son prisme et son ressen­ti, les con­vic­tions qui la poussent à faire ses choix, elle qui est seule, isolée. Tout comme Yentl est seule à remet­tre en cause l’ordre établi, à regarder la société dans laque­lle elle évolue avec la dis­tance que per­met son trav­es­tisse­ment, elle est la seule à s’exprimer en chan­son, peut-être la seule à pou­voir vrai­ment laiss­er s’exprimer son cœur.

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Quoi qu’il en soit, cela con­fère une forme d’étrangeté aux séquences chan­tées, inté­grées dans la nar­ra­tion de manière par­fois inat­ten­due. D’autant que le rap­port de Streisand aux paroles des chan­sons est par­ti­c­uli­er. Le réal­isa­teur d’Une étoile est née (1976), Franck Pier­son, décrivait ain­si le rap­port de Streisand à l’écriture des paroles dans l’article qu’il pub­lia pour New West Mag­a­zine au sujet de la réal­i­sa­tion de son film : « Bar­bra remod­èle [les chan­sons], attaquant les paroles avec un esprit de logi­ci­enne. Elle insiste sur la pré­ci­sion et la sim­plic­ité, sur des paroles qui sig­ni­fient exacte­ment ce qu’elles dis­ent et qui dis­ent ce qu’elles sig­ni­fient. C’est une édu­ca­tion. ». Fidèle à ses habi­tudes, les paroles sont sim­ples, directes, le per­son­nage dit ce qu’il pense et pense ce qu’il dit. La sincérité de Yentl est totale, les émo­tions, les tiraille­ments qui l’habitent la débor­dent com­plète­ment. Cer­tains peu­vent y voir une forme de mièvrerie, ou de sim­plisme, qui n’est pas tou­jours aidée par des choix de réal­i­sa­tion con­cer­nant les séquences chan­tées, dont cer­taines versent par­fois dans l’esthé­tique des clips vidéo tels qu’on les fai­sait à l’époque. C’est par­ti­c­ulière­ment le cas pour la séquence autour de la chan­son « No Mat­ter What Hap­pens », durant laque­lle la caméra tourne con­tin­uelle­ment autour d’une Bar­bra s’époumonant assise sur un tronc d’ar­bre au bord d’une rivière.

©Lost Films

Ce serait cepen­dant ignor­er la réus­site générale que sont la réal­i­sa­tion et l’image du film. Aidée du chef opéra­teur bri­tan­nique David Watkins, Streisand offre une mise en scène élé­gante, intel­li­gente. Ponctuelle­ment, des sur­sauts d’intensité vien­nent rompre le régime tran­quille des images et rap­pel­lent le bouil­lon­nement intérieur du pro­tag­o­niste – on pense à la séquence du mariage, par exem­ple. La douce teinte sépia qui baigne le métrage con­tribue à l’impression d’irréalité qui con­vient au genre de la fable. La qual­ité de la recon­sti­tu­tion, du choix des décors et des cos­tumes immerge par ailleurs pleine­ment le spec­ta­teur dans ce monde désor­mais per­du, vic­time trag­ique de la bar­barie des nation­al­ismes européens. Seules les images de Prague font tache dans ce tableau, tant il est dif­fi­cile de con­fon­dre la sil­hou­ette his­torique de la cap­i­tale tchèque avec celle d’une ville polon­aise de taille moyenne.

Streisand sort érein­tée par l’expérience de Yentl. Mal­gré le suc­cès pub­lic, elle vit très mal les réac­tions néga­tives très vir­u­lentes dont elle fait l’objet et, de fait, il s’agit du dernier musi­cal dans lequel joue la comé­di­enne. Isaac Base­vich Singer, l’auteur de la nou­velle à l’o­rig­ine du film; cri­tique verte­ment le scé­nario, dénonçant une trahi­son qu’il met sur le dos de l’égocentrisme de la star. Au ciné­ma, elle cherchera ensuite à gag­n­er en crédi­bil­ité, inter­pré­tant une vic­time d’abus dans Cinglée de Mar­tin Ritt en 1989 puis réal­isant en 1991 un mélo­drame sans chan­son, Le Prince des marées. Son troisième et dernier film comme réal­isatrice, la comédie dra­ma­tique Leçons de séduc­tion, sor­ti en 1996, passera qua­si­ment inaperçu. Yentl con­stitue ain­si le pina­cle étrange et fasci­nant de la tra­jec­toire de Bar­bra Steisand dans le genre du musi­cal ciné­matographique. Œuvre sin­gulière qui, mal­gré ses qual­ités, con­tin­ue d’en laiss­er plus d’un de côté. À notre avis, il est surtout pri­mor­dial de le (re)découvrir.

 

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