L’évocation joyeuse d’une troupe d’artistes victimes du succès de l’opérette qu’ils interprètent.
Un faux film retransmet la cinq millième représentation d’une fausse opérette, médiocre mais au succès fulgurant. Entre les actes, le public assiste à des interviews, des archives et des moments volés dans les coulisses d’une tournée interminable où chacun·e tente à sa manière de briser la routine. Jubilatoire et malicieux, ce spectacle aborde l’une des préoccupations les plus inavouables pour un artiste : comment continuer à susciter le plaisir lorsque l’on est soi-même gagné par la lassitude ?
Notre avis : Ce qui devrait être une célébration festive – la 5000e représentation d’une joyeuse opérette servie par des troupiers à toute épreuve – s’avère déplorable : hors de scène, on découvre des carrières ratées, des rivalités entre collègues, des vies privées lamentables, de l’ennui, des journalistes antipathiques… et le livret de cette œuvre trop de fois jouée se révèle indigent sinon désastreux. C’est cette mise en abyme – le ressort déjà, dans un autre genre, de L’Envers du décor – qui charpente ce délirant spectacle venu de Suisse. Comme c’est l’habitude dans les vraies retransmissions télévisées, avant chaque acte, de faux présentateurs (incarnés successivement par les comédiens) se relaient pour offrir des contrepoints – interviews des artistes, prise d’ambiance dans les loges, apartés avant d’entrer en scène, extraits de répétition… – dans une atmosphère de salle des fêtes baignée d’une musiquette d’ascenseur qui en dit long.
On alterne donc entre vraies scènes d’une pièce musicale à tendance vaudeville nimbé de lutte des classes et fausses échappées dans la vie des artistes. La caricature, les quiproquos et les situations cocasses répondent à l’absurde et au sarcasme. Les personnages, aussi bien sur scène qu’en coulisse, affichent leurs excès et leurs dualités – le baryton qui interprète dans l’opérette un ouvrier syndicaliste en bleu de chauffe arrondit, d’une exubérance assumée, ses fins de mois grâce à sa chaîne de cuisine sur YouTube. On rit beaucoup, notamment dans les fausses reconstitutions de scènes alternatives de l’opérette – lorsque tel ou tel jour de représentation, la troupe a dû s’adapter à une nouvelle réglementation sur le tabac ou bien a décidé de s’échanger les rôles ou encore a joué dans d’autres langues : autant d’occasions pour la troupe de déjanter ! D’autres digressions nous ont semblé superflues, car manquant de mordant et de rythme, comme l’interview de la soprano à qui on reproche une carrière limitée et dont on « rediffuse » plusieurs extraits de grands airs d’opéra.
Pourquoi aller chercher du « grand » répertoire existant et hors format alors que la musique composée pour le spectacle ne manque ni de charme ni de finesse et qu’elle s’inscrit précisément et intelligemment dans le faux et l’imitation ? Manifestement inspirée par Fauré, Gounod, Schubert, Rossini… elle est parfaitement mise en valeur par quatre chanteurs lyriques et un comédien-chanteur aux timbres généreux et sonores et à l’élocution excellente. On entend de très agréables harmonies dans les nombreux ensembles, de deux à cinq voix. Et les quelques incursions parodiques dans le style de variété sont parfaitement réussies. Les paroles, souvent facétieuses, des airs collent impeccablement à la loufoquerie générale, jusqu’à l’impayable épilogue. De la mise en scène, on retient une occupation efficace de la scène et des mouvements chorégraphiques qui tombent à pic.
Un spectacle réjouissant, car débridé et inventif, servi par une troupe épatante. Un divertissement de qualité à découvrir.