Notre avis : Depuis sa sortie en librairie en 1943, Le Petit Prince d’Antoine de Saint-Exupéry, ce bref conte imaginatif et en même temps mystérieux, a connu un succès sans précédent de par le monde, en partie grâce à de nombreuses adaptations dans différents domaines artistiques. À la scène comme à l’écran, cette histoire d’un aviateur perdu dans le Sahara à la suite d’un accident qui rencontre l’étrange habitant d’une planète lointaine – un prince de surcroît –, avec qui il passe une semaine, qui découvre des mondes et des gens dont il ne soupçonnait pas l’existence, a été maintes fois reprise et remaniée pour satisfaire les besoins de spectacles divers.
Au cinéma, bien sûr, en commençant par un film lituanien sorti en 1966 ; suivi par une autre version filmée en 1974, réalisée par Stanley Donen et interprétée par des valeurs sûres comme Richard Kiley (le créateur du rôle de Don Quichotte dans Man of La Mancha à Broadway) et le chorégraphe Bob Fosse, sur des chansons d’Alan Jay Lerner et Frederick Loewe, bien connus pour leurs comédies musicales My Fair Lady et Camelot ; et en point d’orgue, un film d’animation réalisé en 2015 avec Jeff Bridges et Marion Cotillard parmi les vedettes prêtant leurs voix aux personnages. Sans oublier, bien entendu : une série animée télévisée de 78 épisodes, diffusée entre 2010 et 2013 ; une comédie musicale de Richard Cocciante montée au Casino de Paris en 2002 et un opéra composé par Rachel Portman, bien connue pour ses musiques de films, créé au Grand Opera de Houston en 2003…
Mais c’est la première fois que cette histoire, actuellement présentée dans une version hybride – qui emprunte allègrement aussi bien au cirque qu’aux ballets modernes – fait son apparition à Broadway. Cette nouvelle adaptation pour la scène, créée en 2019 à Paris aux Folies Bergère, a été conçue par la chanteuse Chris Mouron, également l’auteure du livret et interprète principale dans le rôle du Narrateur, la chorégraphe Anne Tournié et le compositeur Terry Truck. Elle évoque les spectacles du Cirque du Soleil par un programme inspiré d’acrobaties exécutées par des acteurs qui font preuve d’agilité et des danseurs au meilleur de leurs talents.
Personne ne parle hormis le Narrateur, mais les autres artistes suggèrent par leurs danses et leurs gestes les sentiments des différents personnages de l’action ou, selon le cas, s’adonnent à des mouvements de haute voltige au-dessus de la salle, pour la plus grande joie des spectateurs et notamment des plus jeunes. La scénographie, sans décor visible, repose sur de spectaculaires projections vidéo de visions interplanétaires, de forêts grandioses, de déserts arides, de tornades dévastatrices, soigneusement orchestrées sur un fond musical aux accents de Claude Debussy et de Maurice Ravel.
Mais ce qui frappe surtout, ce sont les choix audacieux de la chorégraphe Anne Tournié, parfois solidement ancrés dans une technique moderne proche des créations hip-hop et, à d’autres moments, témoignant de techniques plus classiques, mais toujours dans un ensemble savamment agencé pour donner à l’action un sentiment de créativité fort bien réglée. Les acrobaties signées Foy sont peut-être un peu trop rares et auraient gagné à être plus efficaces, mais celles qui nous sont offertes témoignent de l’imagination de son créateur et de la sûreté d’exécution des différents acrobates.
Parmi les interprètes les plus en vue dans la distribution, Lionel Zalachas, acteur et acrobate accompli, donne un air de véracité à son Petit Prince et en impose par la solidité de sa prestation tout au long de la soirée. Également convaincants dans les différents rôles qui peuplent le livret, Laurisse Sulty séduit sous les traits de la Rose, tandis que Joän Bertrand sous ceux du Roi, Slirata Ray sous ceux du Serpent, et Dylan Barone dans le rôle du Renard, ajoutent au plaisir que l’on éprouve à voir ce spectacle peu ordinaire mais bien à sa place à Broadway.
Le livret, divisé en dix-neuf scènes, suit de près la trame du livre tout en éliminant deux ou trois moments qui l’auraient sans doute fait traîner en longueur. Une reprise permet à Chris Mouron, dont la voix claire, distincte et sans apparente amplification est l’un des joyaux de ce spectacle à sens unique, d’interpréter une « Chanson du Petit Prince » en guise de rideau final.
En cette période de redressement économique et artistique au lendemain d’une pandémie qui avait fermé toutes les salles de spectacle pendant un an et demi – un désastre pour des milliers d’acteurs et de techniciens du théâtre –, on avait bien besoin d’un brin de fraîcheur. Bien que n’étant pas, a priori, le genre de spectacle qu’on voit habituellement à Broadway, The Little Prince, à l’affiche pour une période limitée, donne intelligemment l’occasion d’apprécier une autre forme de théâtre, tout aussi séduisante et qui devrait avoir beaucoup de succès pendant son court séjour à New York.