Nous avions annoncé, il y a quelques semaines, le lancement d’une version en espagnol d’On Your Feet!, ce jukebox musical retraçant la vie de Gloria Estefan, star internationale reconnue pour sa musique aux sonorités latine pop. Nous pouvons désormais partager nos impressions… depuis l’intérieur… et offrir un véritable « un regard en coulisse », celui du danseur d’ensemble que j’ai eu la chance d’être sur ce spectacle.
Notre regard en coulisse : Cette année, les théâtres régionaux aux États-Unis semblent s’être passé le mot : la programmation est placée sous le signe de la diversité. Dès le mois de janvier, on a pu observer une farandole de musicals comme In the Heights, On Your Feet! ou The Color Purple inonder le marché d’annonces d’auditions pour la saison 2022.
Des choix de programmations ambitieux donc, sans nul doute influencés par un réveil des consciences sociales – enclenché notamment par le mouvement Black Lives Matter – mais qui, comme souvent, aboutissent, de façon inconsciente, à la capitalisation de la bonne conscience artistique du public et, de facto, bénéficient davantage aux directeurs de théâtres qu’aux communautés représentées dans ces histoires. Ce qui pourrait s’apparenter à de l’opportunisme ne s’applique pourtant pas à cette production. Depuis 1976, le couple de producteurs Hugo et Rebecca Medrano – deux immigrés argentins fondateurs du GALA Hispanic Theater (Grupo des artistas latinoamericanos) – lutte contre vents et marées pour produire des spectacles accessibles à la communauté hispanophone de Washington et proposer des œuvres créées par et pour le public « latinx » (terme inclusif latino-américain créé pour désigner l’identité de la communauté hispanique vivant aux États-Unis, sans différentiation de genre et en incluant les personnes non binaires).
Sauf que voilà… On Your Feet! est un spectacle grandiose… surtout lorsque Gloria Estefan, elle-même à l’origine de cette version traduite en espagnol, a déjà des idées de tournées nationales et internationales en tête. Et c’est peut-être le reproche que l’on peut faire à ce petit théâtre de 300 places qui, malgré des efforts honorables, a des difficultés à assurer le bon déroulé des événements et le confort des personnes qu’il emploie. Le personnel en coulisses est réduit, peu expérimenté et très souvent livré à lui-même. Certaines danseuses s’improvisent même expertes en perruque pour sauver l’entrée d’une camarade. On peut donc se poser la question de la légitimité d’un tel système à s’enorgueillir de produire de l’art financé par et à destination d’une minorité sociale, si c’est pour reproduire les excès capitalistes d’un milieu qui demande toujours plus à ses employés – sur scène et en coulisses.
Oui, cette production est importante pour le milieu de la comédie musicale car elle emploie un ensemble d’immigrés dans des rôles-clés – que ce soit sur scène, en coulisses ou en régie – mais dans les faits, nous assistons une fois encore à l’avidité de quelques puissants qui bâtissent leur rêve en profitant d’artistes aux yeux remplis d’étoiles et en leur faisant accepter un calendrier chargé et des salaires honteux.
Pourtant, sur scène, rien ne laisse transparaître cet état de fait. La mise en scène est intelligente, rythmée sans être expéditive, et les chorégraphies de Luis Salgado concurrencent aisément celles créées pour Broadway. Mention spéciale pour le numéro « Tradición » qui, par son énergie débordante, permet de faire rentrer définitivement le spectateur dans l’histoire. Au plan du jeu, en plus d’une interprétation subtile et juste, Gaby Albo et Samuel Garnica, qui incarnent respectivement Gloria et Emilio Estefan, se donnent à chaque représentation avec une constance époustouflante.
Il importe de noter que le comportement des deux rôles principaux possède un réel poids dans l’atmosphère d’un groupe. D’ordinaire leurs humeurs déterminent l’ambiance qui va régner soir après soir. Lorsque la pression, généralement doublée de fatigue, s’abat sur le groupe – notamment lors des derniers jours des répétitions techniques précédant les previews –, il n’est pas rare de voir certains rôles principaux craquer, adopter une attitude « de diva » et subrepticement fragiliser le reste de la distribution, qui s’implique souvent beaucoup pour maintenir la structure d’un spectacle. Ce n’est heureusement ici pas le cas et il faut dire que cela se ressent dans le groupe et sur scène.
On Your Feet! est un spectacle dans lequel chacun prend beaucoup de plaisir. Quand on est artiste, on peut apprécier différemment un spectacle, selon que l’on en est un spectateur extérieur ou partie prenante sur scène. Ce musical offre aux membres de l’ensemble la chance de s’épanouir dans une large diversité d’exécution. On danse de la salsa, du hip-hop, du jazz commercial, on chante en solo, en trio, en cœur, on joue quelques seconds rôles… c’est agréable.
C’est aussi un travail plus attractif que sur des productions de musical de l’ancienne école – on pense aux spectacles datant d’avant les années 1970 –, dans lesquels la démarcation entre moment de théâtre et scènes de danse était plus nette, entraînant de longues pauses en coulisses durant lesquelles, disons-le, les danseurs s’ennuient…
Alors certes, le livret d’On Your Feet! est faible, et une partie du second acte est presque soporifique, mais pour les danseurs cela permet de souffler… surtout après un acte et demi de marathon à la fois sur scène et en coulisses, et avant un final endiablé – le fameux « Mega Mix » – qui ne dure pas moins de dix minutes.
On Your Feet! est un spectacle à découvrir et on ne peut qu’espérer que la future tournée s’arrête quelque part en Europe : peut-être en France ? Tout du moins en Espagne ! Le succès de Gloria Estefan n’a pas de frontière, celui de sa comédie musicale connaîtra certainement la même destinée.