Dans l’historique de Broadway et des comédies musicales, cinq chorégraphes sont restés légendaires grâce aux ballets qu’ils devaient régler dans des œuvres dont le succès dépendait largement de leurs contributions personnelles : Agnes de Mille qui fut la première à créer un ballet spécifiquement incorporé dans une comédie musicale, en l’occurrence Oklahoma! de Rodgers et Hammerstein, en 1943 ; Jerome Robbins, dont les ballets réalistes dans les rues de New York en 1957 et en 1960 firent de West Side Story le succès mondial que l’on connaît ; Gower Champion, qui, après avoir dansé à la scène comme à l’écran avec sa femme et partenaire Madge, régla la chorégraphie de 42nd Street en 1980 dans un style très personnel, loin des extravagances de Busby Berkeley dans le film réalisé en 1933 qui servit de modèle à cette comédie musicale ; Michael Bennett, qui lui aussi débuta en tant que danseur avant de devenir le chorégraphe de l’énorme succès que fut A Chorus Line ; et Bob Fosse, dont le style très particulier devait donner un relief extraordinaire à de nombreuses comédies musicales, tant à la scène qu’à l’écran, et notamment Chicago, créé en 1975, et toujours à l’affiche aujourd’hui dans une reprise de 1996.
Né en 1927, Fosse fit ses premiers pas à Broadway alors qu’il avait 20 ans, avant d’aller à Hollywood pour un rôle secondaire dans la version filmée de la comédie musicale de Cole Porter, Kiss Me, Kate, réalisée en 1953 et pour laquelle il régla un ballet qui retint l’attention des producteurs de Broadway. Il confirma ce que l’on attendait de lui avec « Steam Heat », un autre ballet resté légendaire qu’il chorégraphia en 1954 pour The Pajama Game, un très grand succès sur la scène avant d’être transposé au cinéma en 1957.
Ces premiers succès allaient lui permettre de s’imposer rapidement avec des œuvres restées classiques, comme Damn Yankees en 1955, Bells Are Ringing en 1956, Sweet Charity en 1966 – qui devait révéler un autre numéro resté célèbre : « Big Spender » –, et Chicago en 1975. À l’écran, il devait aussi se distinguer avec les ballets qu’il créa pour Cabaret en 1972 et All That Jazz en 1979.
Dancin’, le spectacle présenté à Broadway en 1978, allait magnifier son immense talent de chorégraphe et son imagination fertile. Cette œuvre « sans sujet » resta quatre ans à l’affiche le temps de 1 774 représentations et remporta le Tony de la meilleure chorégraphie. Fosse avait bien pensé faire un second spectacle qu’il avait intitulé Dancin’ Too, mais il devait disparaître en 1987 sans avoir réalisé son rêve.
Bob Fosse’s Dancin’, à l’affiche depuis quelques jours dans une mise en scène de Wayne Cilento, l’une des vedettes de l’original, tout en respectant la chorégraphie de son créateur, revisite plusieurs moments du premier spectacle surtout sur le plan des lumières, des vidéos qui en illustrent quelques-uns et des éléments techniques qui les mettent en valeur, plus conformes à ce que l’on attend des productions de Broadway aujourd’hui. Le programme est resté essentiellement celui de l’original, avec des épisodes tels que « Recollections of an Old Dancer » réglé sur la chanson « Mr. Bojangles », « Dancin’ Man » sur celle du même nom interprétée par Fred Astaire dans le film The Belle of New York sorti en 1952, et « The Female Star Spot » d’après la chanson « Here You Come Again » de Barry Mann et Cynthia Weil, un grand succès pour Dolly Parton en 1977, parmi ceux qui retiennent l’attention.
Deux longs ballets, « Big City Mime » et « Big Deal », qui avaient été prévus dans le spectacle original mais avaient été abandonnés en cours de route, sont désormais inclus. Le premier prend pour sujet un touriste à New York et les personnages qu’il rencontre dans certains quartiers douteux, comme l’étaient Times Square et ses abords à l’époque. L’autre est essentiellement une réponse au souhait de Fosse de voir son spectacle justifier « l’immense plaisir que danser peut donner » avec des morceaux comme « Life Is Just a Bowl of Cherries » et « Ain’t We Got Fun » pour l’illustrer musicalement.
Dans ce débordement de musique, de chansons à succès et d’exploits artistiques (pirouettes, enjambements, jetés, bonds en travers de la scène) réalisés par des danseurs extraordinaires, le clou de la soirée revient incontestablement à « Benny’s Number », qui ouvre le second acte, sur « Sing, Sing, Sing », la chanson de Louis Prima qui avait été un tube pour Benny Goodman. Interprété par l’ensemble de la troupe, le morceau offre une opportunité sans pareille au batteur Gary Selgson de faire valoir ses immenses talents dans un solo exceptionnel qui dure presque dix minutes tandis que les danseurs swinguent éperdument dans une série de mouvements enthousiasmants et minutieusement réglés.
En chorégraphe hors norme, Fosse se reposait fréquemment sur un style un peu déhanché qui avait fait sa réputation avec les genoux tournés vers l’intérieur, les mains ouvertes et les doigts écartés, les mouvements disloqués d’épaules roulantes, le pelvis projeté en avant, la tête baissée et coiffée d’un feutre qui tombe sur les yeux, le tout servi avec une bonne dose de sexualité pour agrémenter la sauce. Bob Fosse’s Dancin’ nous rappelle sans équivoque qu’il était unique en son genre.