Avec onze mentions aux Tonys Awards et deux victoires retentissantes – meilleure comédie musicale et meilleur livret –, A Strange Loop, dernière œuvre présentée à Broadway dans le cadre de la saison théâtrale qui vient de s’achever, s’est révélée être la surprise que l’on n’attendait pas. D’autant que des pièces plus étincelantes telles que SIX: The Musical, MJ ou Paradise Square avaient déjà fait l’unanimité de la critique. Mais comme son titre le laisse entendre, Broadway connaît d’étranges renversements de dernière minute, et tel a été le cas de ce musical inattendu, une célébration de la « gay life » – ce qui pourrait d’ailleurs expliquer la raison de ce succès.
Broadway a connu d’autres comédies musicales mettant en scène des homosexuels (La Cage aux Folles par exemple, ou la récente reprise de Company dans laquelle un couple d’amis du personnage principal, Bobbie, hétérosexuels à l’origine, étaient devenus homosexuels). Mais c’est une chose bien connue : le théâtre de Broadway accueille volontiers les idées nouvelles et les esprits libres dans un environnement propice à la liberté d’expression.
Conçue et rédigée par Michael R. Jackson (aucune relation avec le chanteur du même nom), lui-même homosexuel et créateur accompli déjà reconnu par de multiples récompenses, dont le prix Pulitzer en 2020, A Strange Loop est l’histoire d’un jeune homme de 26 ans, Usher, « noir, obèse et gay », ouvreur dans un théâtre de Broadway, qui rêve d’écrire une comédie musicale sur un jeune homme de 26 ans, « noir, obèse et gay », qui rêve d’écrire une comédie musicale, etc. – le « loop », la boucle du titre. Mais rien ne semble aisé pour cet infortuné assailli par des troubles psychologiques liés à sa propre création – qui tiennent de la schizophrénie – ou confronté par des problèmes émanant du milieu dans lequel il se trouve. Comme le lui a fait observer un collègue : « Baiser est un mode de vie essentiel dans le milieu théâtral. »
Bien qu’il soit gay, Usher n’est pas sûr de ses vrais penchants sexuels. Après une enfance marquée par l’emprise d’une mère castratrice, il veut maintenant s’affirmer. En un geste de défi, il essaie de répondre à ses instincts personnels et à ses envies sexuelles en entrant dans ce qu’il est convenu d’appeler « le marché du sexe », bien qu’il se soit rendu compte que la vie n’est rien qu’une illusion, une étrange inversion quand on considère que « le fait qu’on puisse reconnaître que c’est une illusion confirme son existence ».
Indécis et facilement convaincu qu’il est un bon à rien, Usher reçoit des commentaires et des critiques de ses six conseillers, The Thoughts (les Idées), un pur produit de son imagination, qui contrôlent ses moindres faits et gestes. Il arrivera à ses fins, mais de façon toujours incertaine, quand une spectatrice du théâtre où il travaille vient lui demander s’il compte rester ainsi dans le doute et dans combien de temps le spectacle va se terminer. Il aura dû également effectuer un long trajet semé de conflits avec ses parents qui désapprouvent le sujet de la comédie musicale qu’il est en train d’écrire ; avec son agent qui essaie de le présenter au réalisateur Tyler Perry ; avec son docteur qui l’encourage à avoir des relations sexuelles plus fréquentes ; et avec des gens qu’il rencontre mais qu’il crée de toutes pièces, dont cet homme dans le métro avec lequel il engage une conversation petit à petit teintée d’avances sexuelles mais qui lui répond qu’il n’est qu’un autre produit de son imagination.
Tout cela est exprimé dans des chansons qui sont plutôt banales et qui n’accrochent vraiment pas, écrites également (paroles et musique) par Michael R. Jackson. Notons surtout les stéréotypes et les clichés qui abondent, donnant à cet homme noir évidemment sensible et créatif un relief qui, tel qu’il est présenté, n’est pas représentatif de la place que de nombreux Noirs de son niveau occupent aujourd’hui dans la société. À cet égard et tel qu’il est dépeint, Usher évoque un peu le personnage de Stepin Fetchit et le stigmate né des comédies réalisées dans les années 30 et 40, soit ce Noir sans grande intelligence qui se laisse manipuler comme un moins que rien par des Blancs qui trouvent cela amusant.
Il faut reconnaître tout de même que la distribution (sept acteurs et actrices qui incarnent The Thoughts ainsi que d’autres personnages masculins et féminins) est excellente, sous la direction de Stephen Brackett et la chorégraphie, un tantinet osée due à Raja Feather Kelly, convainc.
En ces temps de Gay Pride d’une part et, d’autre part, des contributions faites par nombre de Noirs dans de multiples sphères de notre vie actuelle, notamment dans le milieu artistique, l’idée de donner une voix à un Noir, même « obèse et gay » et artiste de surcroît, et de faire un spectacle qui soit une ode au mouvement LGBTQI+, semblait judicieuse. Mais si les intentions étaient bonnes, A Strange Loop projette une image négative des Noirs en général et des Noirs homosexuels ou trans en particulier. Il n’y a pas de doute que cette comédie musicale soit à sa place à Broadway où, comme l’aurait dit Cole Porter : « Anything goes »… Mais de là à lui attribuer le Tony de la meilleure comédie musicale » ?!