Comédie musicale qui allait considérablement changer la teneur essentielle des œuvres de Broadway lors de sa création en 1970, Company du regretté Stephen Sondheim vient de faire l’objet d’une reprise remarquable qui bouscule certains des poncifs établis et lui donne un réel regain d’intérêt.
Notre avis : À l’époque de la première de ce musical, Sondheim avait déjà fait ses preuves à plusieurs reprises, mais était encore peu connu du grand public. Il avait pourtant déjà écrit les paroles des chansons de trois comédies musicales importantes (West Side Story en 1957, Gypsy en 1958 et Do I Hear a Waltz) et avait également créé la musique et les paroles de A Funny Thing Happened on the Way to the Forum (Le Forum en folie), un énorme succès en 1962 couronné de plusieurs Tony Awards. Mais pour les critiques qui n’avaient même pas daigné reconnaître sa contribution à cette dernière œuvre, il restait encore une énigme, un nom parmi tant d’autres. Company allait changer tout cela.
Cette pièce moderne d’esprit, sur un livret de George Furth, mettait en scène un célibataire endurci et ses couples d’amis mariés désireux de le voir convoler en justes noces. L’œuvre jetait un regard clinique sur une situation très actuelle, les problèmes existentiels dans une grande métropole, en l’occurrence New York. Le héros de la pièce, Robert, avait du mal à accepter les recommandations de ses amis, dont les mariages n’étaient pas toujours des plus exemplaires ou heureux, et à envisager son existence auprès d’une autre personne qui serait responsable de lui et dont il se sentirait également responsable.
C’était en 1970. Cinquante ans plus tard, les interrogations demeurent les mêmes, mais la société a évolué. En 2018, la pièce était présentée dans le West End avec un livret révisé par l’auteur lui-même et la metteure en scène Marianne Elliott afin d’accueillir un certain nombre de transformations sociétales. C’est cette production, auréolée de quatre Laurence Olivier Awards, dont celui de meilleure reprise d’un musical, qui a débarqué à Broadway cet hiver.
Le héros de la pièce est maintenant une héroïne, Bobbie, qui fête ses 35 ans. Pleine d’énergie, séduisante, avec un air gamin qui lui va à ravir, Katrina Lenk offre du personnage principal une vision à l’opposé de celle de Dean Jones, qui tenait le rôle dans la version originale. Ce n’est d’ailleurs pas là le seul intérêt de cette reprise. En hommage aux mouvements ont milité toutes ces décennies – notamment la communauté LGBTQI+ –, Amy, la jeune femme sur le point de se marier et dont les doutes et les angoisses se manifestaient dans un seul air, « Getting Married Today », est maintenant devenue Jamie, un jeune homosexuel qui doit épouser Paul, son partenaire, mais qui exprime les mêmes affres à l’idée de le faire. Il n’en reste pas moins que cette chanson de choix reste extrêmement difficile à interpréter compte tenu de la rapidité avec laquelle elle doit être exécutée ! Autre nouveauté dans la redistribution des rôles qui n’aurait sans doute pas eu bonne presse lors de la création : les amis de Bobbie comptent parmi eux des couples interraciaux – un témoignage du fait que de nombreux changements sont survenus au sein de la société américaine (et à Broadway) depuis.
Le tout est soigneusement présenté dans une mise en scène jeune et dynamique orchestrée par Marianne Elliott, rehaussée par des décors simples mais efficaces conçus par Neil Austin. Ceci n’empêche pas cette présentation de n’être pas aussi parfaite qu’elle aurait pu l’être. Lors de sa présentation en 1970, ce qui avait frappé les critiques et les spectateurs, c’était le parti pris tranché avec lequel Company avait affirmé sa présence dans un monde musical qui devenait un peu sclérosé. Sa vigueur, sa force d’expression, aussi bien que son message contemporain : tout indiquait les débuts d’une ère nouvelle dans le monde théâtral. En dépit de ses aspects positifs, cette reprise n’a pas le même souffle et traîne parfois en longueur et en langueur. Ce manque de vivacité est malheureusement au centre de l’interprétation par Patti LuPone du second personnage principal, Joanne, critique désabusée ; elle ne parvient pas à faire oublier Elaine Stritch, créatrice du rôle, dans la chanson clé, « The Ladies Who Lunch » – l’un des moments les plus mémorables de la pièce à sa création. Une valeur sûre dans les milieux théâtraux à New York et vedette de plusieurs comédies musicales, déjà présente dans cette production à Londres en 2018 et pourtant récompensée d’un Laurence Olivier Award, Ms. LuPone semble ici avoir perdu son souffle et donne de la chanson une interprétation languide et sans grand relief. À beaucoup d’égards, ceci n’est qu’un reflet de cette reprise qui aurait gagné à être menée plus rondement.
Ceci dit, avant son décès en novembre dernier, Stephen Sondheim avait assisté à une représentation de cette reprise et, aux dires de son entourage, aurait beaucoup aimé ce que l’équipe créatrice avait fait de son œuvre. Nul ne saurait se permettre de mal juger ce qu’il avait tant apprécié…