Notre avis : Depuis sa création en 1889, il y a 130 ans, le Moulin Rouge a été célébré de multiples façons par les artistes du monde entier. Certes, Toulouse-Lautrec a certainement fait sa gloire dans ses débuts, mais rappelons pour mémoire le film du même nom réalisé en 1952 à Hollywood qui allait nous donner « The Song from Moulin Rouge », écrite par Georges Auric, un tube dans l’interprétation qu’en fit Percy Faith et son orchestre ; ou encore French Cancan, mis en scène par Jean Renoir en 1954, avec un générique auquel figuraient Jean Gabin et Françoise Arnoul. Et puisqu’il faut bien quand même en parler, n’oublions pas non plus le film musical réalisé en 2001 par Baz Luhrmann avec Nicole Kidman, Erwan McGregor et John Leguizamo en têtes d’affiche, et dont la singularité se trouvait dans le fait que les chansons utilisées étaient toutes des airs à succès écrits dans les vingt ou trente dernières années.
C’est ce même Baz Luhrmann qui est à l’origine de la comédie musicale qui a débuté à Broadway le 25 juillet 2019. À peu de choses près, cette version scénique, écrite par John Logan, ne diffère guère du sujet du film. L’action se passe en 1899 ; Christian, un jeune Américain, compositeur de chansons populaires, de passage à Paris, s’éprend de Satine, vedette de la revue du Moulin Rouge, qui est courtisée par le duc de Monroth, lequel va investir, à l’instigation d’Harold Zidler, animateur et propriétaire des lieux, dans le cabaret qui affiche un déficit. Atteinte de la tuberculose, Satine mourra dans les bras de Christian, le tout sur un fond musical qui contient pas moins de 70 chansons ou extraits de chansons, dont certaines sont de date récente, puisqu’elles ont été écrites depuis la sortie du film qui a inspiré cette création scénique.
Du point de vue purement théâtral, ce que l’on retient de cette présentation, ce sont surtout les décors et les costumes spectaculaires, rouges bien sûr pour la plupart, chatoyants et lumineux, qui évoquent la richesse et la beauté des revues présentées par l’original lui-même. Dès l’entrée, on est séduit par la musique électronique qui emplit le théâtre alors que des acteurs et danseurs agiles et habillés en costume d’époque circulent lentement dans la salle et sur la scène, et prennent des poses pour créer une ambiance visuelle qui met, si l’on peut dire, les spectateurs dans le bain avant même que le rideau se lève.
Le premier numéro, une version emballée de « Lady Marmelade », la chanson fétiche de Patti Labelle, interprétée ici par quatre chanteuses pleines de talent, Robyn Hurder, Jacqueline B. Arnold, Holly James et Jeigh Madjus, donne lieu à un cancan endiablé qui sonne comme un coup de tonnerre. Malheureusement, le reste n’est guère à l’avenant. L’histoire de Satine et de Christian ne résonne pas avec le même éclat, même si l’actrice Karen Olivo, qui avait remporté un Tony Award pour sa prestation dans une récente reprise de West Side Story, et Aaron Tveit, qui lui donne la réplique, sont tous les deux d’excellents acteurs. Cela est surtout dû au fait que le livret en général manque d’allant, et que cette amourette contrariée est tout au plus banale et ne captive vraiment pas.
Dans leurs rôles secondaires, Danny Burstein sous les traits de Zidler, et Tam Mutu sous ceux du Duc sans scrupules qui s’imagine séduire Satine grâce à l’argent qu’il va dépenser pour elle, sont parfaitement à l’aise, le premier notamment dans un rôle qui n’est pas sans évoquer celui du Maître de cérémonie dans Cabaret.
Mais que dire des amis de Christian, deux vagabonds des rues qui semblent là pour la galerie, l’un nommé Santiago, l’autre… Toulouse-Lautrec, joués respectivement par Ricky Rojas et Sahr Ngaujah, lequel s’octroie une version superbe de la chanson « Nature Boy », bien connue pour l’interprétation qu’en donna Nat King Cole ?
Fort heureusement, il y a les chansons qui impliquent le reste de la distribution, laquelle consiste en des danseurs pleins de zèle sous l’égide de la chorégraphe Sonya Tayeh — nouvelle venue à Broadway et évidemment influencée par Bob Fosse —, dont un autre moment spectaculaire, créé à partir de « Bad Romance » de Lady Gaga et de « Toxic » de Britney Spears, est l’un des morceaux de choix du deuxième acte.
Il est certain que la pièce, qui a reçu des critiques positives, tiendra l’affiche pendant quelques années. Elle le mérite grâce aux éléments visuels qui frappent l’esprit et montrent bien que les quelque 28 millions de dollars investis dans cette production ont été utilisés judicieusement pour séduire les spectateurs. Mais quel dommage que l’histoire elle-même n’ait pas été plus étoffée et rendue plus théâtrale ! Au lieu d’être un soufflé quelconque, Moulin Rouge! aurait pu être une comédie musicale superlative dont le succès aurait pu être cité avec admiration pendant des décennies, comme par exemple Follies de Stephen Sondheim, qui prenait comme toile de fond les revues à grand spectacle de Flo Ziegfeld.