Surqualifiée et surexploitée, Rita use de ses talents d’avocate au service d’un gros cabinet plus enclin à blanchir des criminels qu’à servir la justice. Mais une porte de sortie inespérée s’ouvre à elle, aider le chef de cartel Manitas à se retirer des affaires et réaliser le plan qu’il peaufine en secret depuis des années : devenir enfin la femme qu’il a toujours rêvé d’être.
Notre avis : Selon ses dires, c’est à la faveur d’une lecture du roman Écoute de son ami Boris Razon que Jacques Audiard a rencontré – et été séduit par – le personnage d’un narcotrafiquant mexicain souhaitant devenir une femme. Délaissant les autres éléments du livre, ce point de départ digne d’un film d’Almodóvar le conduisit à la rédaction d’un traitement d’une trentaine de pages, qui ressemble à un livret d’opéra. Ce ne sera qu’après plusieurs versions et un travail approfondi avec le musicien Clément Ducol (qui a officié comme directeur musical et arrangeur sur Annette de Leos Carax et qui est ici compositeur) que la forme de comédie musicale (avec laquelle le réalisateur avoue ne pas être à l’aise) sera choisie, définitivement.
À 72 ans, Jacques Audiard étonne donc encore. Même si tous ses films sont peuplés de personnages à la marge qui luttent âprement pour leur reconnaissance sociale, ce nouvel opus semble pousser à l’extrême ses intentions. À l’instar d’un opéra, il opte pour des personnages archétypaux et une intrigue aux temporalités clairement définies : le narcotrafiquant demande à l’avocate Rita de lui trouver le chirurgien idoine ; plusieurs mois plus tard, Emilia émerge ; la fibre paternelle l’incite à trouver un stratagème pour vivre de nouveau avec ses enfants et… sa veuve, puisque Manitas a été déclaré mort. Telle une Valjean mexicaine, Emilia va réparer certains torts qu’elle a commis dans son ancienne vie, en l’occurrence aider les familles à retrouver les corps de suppliciés. L’équilibre ainsi trouvé reste fragile et lorsque sa « veuve » décide de se remarier et de déménager avec les enfants, tout se détraque. Tout cela en musique…
La volonté d’Audiard de refuser tous les codes de la comédie musicale américaine (même si l’on peut déceler un rapide clin d’œil à Busby Berkeley) le pousse à réfléchir aux diverses manières d’intégrer le chant et la danse dans sa narration. Et il y parvient avec brio. L’irruption du chant, alors que les pièges tendus étaient nombreux, n’apparaît jamais comme inopportune, grâce en partie à la musique inventée par Clément Ducol et Camille. Cette dernière n’a pas son pareil pour intégrer des respirations, une rythmique basée sur un corps que l’on frappe, ce qui permet d’introduire en douceur la plupart des parties chantées. Cela constitue également la limite du projet puisque les mélodies semblent assez simples, sans grand relief, rejoignant ainsi le souhait du réalisateur de s’éloigner de la comédie musicale « classique » dans laquelle le spectateur retiendra tel ou tel air qui l’a accroché. L’amateur de Brassens reconnaîtra dans l’ultime air, qui semble avoir marqué une partie de la presse, « Les Passantes » revisitées avec bonheur. Sans doute l’un des moments les plus gracieux et bouleversant se présente-t-il lorsqu’Emilia réconforte tendrement l’un de ses enfants qui ne parvient pas à trouver le sommeil. La chanson traduit à la fois toute la délicatesse de l’instant et l’aspect infernal qu’il représente pour celle qui se fait passer pour la tante du petit, piégée dans son incapacité à lui révéler leur véritable lien.
Le film se pare très rapidement d’une dimension de fable : remisez toute notion de vraisemblance ou de réalisme pour l’apprécier à sa juste valeur. Émaillée de très beaux moments, cette ode à la différence, à l’acceptation, à la rédemption n’échappe pas à certains traits un peu grossiers, mais se laisse découvrir comme une très belle expérience de cinéma, le réalisateur usant avec grâce de toute la grammaire à sa disposition. À Cannes, le prix du jury et, surtout, le prix d’interprétation pour toutes les actrices signent la reconnaissance d’un jury pour l’audace et un véritable courage : il en faut pour monter ce film à 20 millions, avec un casting international, tourné en espagnol en partie dans les décors de Bry-sur-Marne… Enfin, vous ne manquerez pas de remarquer que le premier médecin rencontré par Rita n’est autre que Stéphane Ly-Cuong, ancien rédacteur en chef de votre e‑magazine préféré et dont on attend avec impatience la sortie de son propre long-métrage, la comédie musicale Dans la cuisine des Nguyễn. Deux propositions cinématographiques et musicales différentes, commencez-donc par aller découvrir et saluer Emilia Pérez !
magnifique film ! magnifique traduction !