Quand on parle de Broadway, on pense souvent à toute une liste de comédies musicales célèbres qui ont traversé le monde, comme West Side Story, Oklahoma!, Cabaret, Hair ou Le Roi lion. Plus rarement, on évoquera deux œuvres qui sont considérées par les experts comme étant les exemples les plus parfaits du genre lui-même, Guys and Dolls (Blanches Colombes et Vilains Messieurs) de Frank Loesser, qui allait devenir un film mémorable avec Marlon Brando et Frank Sinatra, et Gypsy.
Inspirée par les mémoires de la strip-teaseuse Gypsy Rose Lee, cette comédie musicale allait faire des débuts étincelants à Broadway le 21 mai 1959 et rester à l’affiche pour 702 représentations. Elle a depuis été reprise à plusieurs occasions, avec en vedette des actrices de renom comme Angela Lanbsbury, Tyne Daly, Bernadette Peters et Patti LuPone. En dépit de son titre, le personnage principal de cette comédie musicale, dont l’action se passe dans les années 1920 et 1930, n’est pas Gypsy Rose Lee, mais sa mère, Momma Rose, qui dès l’enfance de ses deux filles, Louise et June, chercha par tous les moyens à les orienter vers le vaudeville. Elle y parvint dans la mesure où Lee devint une strip-teaseuse de renom, tandis que sa sœur allait connaître une brillante carrière à Hollywood sous le nom de June Havoc.
Dès la parution du livre de Lee, le producteur David Merrick envisagea de tirer parti de cette histoire pour en faire une comédie musicale dont la vedette serait Ethel Merman, actrice de renom bien connue à Broadway notamment pour son rôle dans Annie Get Your Gun et ses multiples prestations à l’écran. Comme il cherchait un compositeur-parolier pour créer les chansons, il se mit en rapport avec Jerome Robbins, le metteur en scène et chorégraphe de West Side Story, lequel suggéra de permettre à Stephen Sondheim, qui avait écrit les paroles des chansons de cette dernière production, de créer celles de la nouvelle comédie musicale. Ethel Merman s’y opposa d’emblée : elle venait de connaître un échec cuisant dans une autre comédie musicale, Happy Hunting, écrite par deux compositeurs nouveaux venus, Harold Karr et Matt Dubey, et elle n’avait aucune intention de se soumettre à « une semblable obligation » avec un autre inconnu.
Elle demanda que Jule Styne, le compositeur de Gentlemen Prefer Blondes (Les hommes préfèrent les blondes), prenne la relève pour écrire la musique. Sondheim qui avait cru pouvoir faire ses débuts à Broadway en tant que compositeur-parolier ne le lui pardonna jamais, comme en témoigne une réplique qu’il donne à l’actrice dans l’enregistrement du disque original ; mais sur la recommandation de son mentor, Oscar Hammerstein II, il se rendit compte que c’était une occasion de se faire mieux connaître à Broadway. Il avait d’ailleurs déjà un autre projet en tête pour lequel il serait seul à écrire les chansons, A Funny Thing Happened on the Way to the Forum (Le Forum en folie).
La présence d’Ethel Merman dans le rôle de Momma Rose allait déterminer le personnage lui-même. Elle dominait la scène avec force et persuasion, au point que Sondheim l’avait décrite comme étant « une chienne aboyante ». Les actrices qui allaient prendre la relève au cours des ans – Angela Lansbury, Bernadette Peters, Patti LuPone, Tyne Daly – donnèrent chacune au caractère des nuances personnelles différentes mais toujours avec la verve et la puissance d’expression imposée par Merman. Audra McDonald, tête d’affiche de spectacles tels que Ragtime, Marie Christine, Sweeney Todd, et Porgy and Bess, parmi tant d’autres, ne déçoit pas. Son interprétation du personnage est « l’exemple parfait d’une mère branchée sur le spectacle, plus grande que nature, une marâtre surprenante et mythique, un monstre de mère délicatement nommée Rose », pour reprendre la description qu’en avait faite Arthur Laurents. Dans le même temps, elle maintient son originalité et manifeste ses talents multiples dès qu’elle prend le milieu de la scène. Sa chanson-clé, « Rose’s Turn » à la fin du spectacle, est un témoignage de son immense talent d’actrice et de chanteuse qui lui vaut des applaudissements nourris.
La distribution autour d’elle est de toute première catégorie, avec Danny Burstein, acteur bien connu à Broadway, dans le rôle de Herbie, le manager des deux filles : Louise, la plus âgée, qui deviendra Gypsy Rose Lee, jouée avec beaucoup de timidité dans les premières scènes (le rôle le demande) et éclat dans les dernières par Joy Woods, déjà remarquée récemment dans The Notebook, et Baby June, la préférée de Rose, interprétée dans le courant de l’action par deux actrices, Jade Smith, extraordinaire de talent pour son jeune âge, puis Jordan Tyson, également excellente.
Mais la palme revient sans nul doute à Lesli Margherita, Lili Thomas et Mylinda Hull, respectivement sous les traits de Tessie Tura, Mazeppa et Electra, trois effeuilleuses du vaudeville qui révèlent à Louise les dessous du travail qui l’attend si elle veut réussir dans le métier. Les trois actrices sont fort amusantes et vulgaires à souhait et se distinguent du reste de la troupe dans « You Gotta Get a Gimmick », le seul moment où elles sont en scène.
Les aspects techniques de la pièce donnent à celle-ci le cadre et l’ambiance requis, avec notamment les costumes parfois ordinaires et parfois flamboyants créés par Toni-Leslie James, les éclairages subtils de Jules Fisher et Peggy Eisenhauer, et surtout les décors limités et éloquents de Santo Loquasto, toute une équipe de créateurs dont le travail dans les comédies musicales de Broadway donne à celles-ci le cachet qui fait leur réputation.
La mise en scène de George C. Wolfe, sobre et efficace, et la chorégraphie de Camille A. Brown, engagée et exubérante à souhait, donnent à l’ensemble l’ambiance voulue tout en créant une reprise de cette célèbre comédie musicale qui restera dans les annales comme un exemple plus que parfait.
Gypsy connaîtra sa création française à la Philharmonie de Paris en avril 2025.