Notre avis : Inutile d’y aller par quatre chemins : Hadestown est, à Broadway, le digne héritier de Hamilton.
Créé en 2006 par Anaïs Mitchell qui signe le livret, la musique et les paroles, ce musical est développé dix ans plus tard pour la scène du New York Theatre Workshop (fameux théâtre Off-Broadway ayant notamment vu naître Rent de Jonathan Larson) avant d’arriver au Walter Kerr Theatre en mars 2019.
Hermès, le messager des dieux, nous relate les destins croisés de deux couples célèbres de la mythologie grecque : Orphée et Eurydice d’une part, Hadès et Perséphone d’autre part. Poète et joueur de lyre, Orphée s’éprend d’Eurydice dès le premier regard, parvient à la séduire et les deux amoureux finissent par se promettre fidélité. Mais subissant une pauvreté extrême au cours d’un hiver très rude, Eurydice se laisse convaincre par Hadès de le suivre dans son royaume. Apprenant la nouvelle, Orphée s’empresse de rejoindre à son tour Hadestown pour ramener sa dulcinée dans le monde des vivants. Dans cette entreprise, il peut compter sur le soutien de Perséphone, déesse des saisons et épouse d’Hadès, dont la relation avec ce dernier s’est ternie au fil du temps.
À l’instar de Lin-Manuel Miranda, Anaïs Mitchell a su concevoir une véritable œuvre musicale intimiste, homogène et cohérente, au service d’une épopée tragique brillamment déroulée, trouvant son inspiration dans le blues, le folk et la country. Si elles ne sont pas révolutionnaires, les partitions sont diablement efficaces. Impossible en effet de sortir du théâtre sans avoir en tête l’enivrant gimmick de « Wait for Me », le swing ravageur de « Way Down Hadestown » ou la voix venue littéralement des abysses de Patrick Page sur « Why We Build the Wall ».
À cet égard, les chansons sont servies par un casting vocal hors du commun. Deux voix retiennent particulièrement l’attention : en premier lieu donc, Patrick Page, Hadès à la voix de basse terriblement hypnotisante qui transporte, en l’espace d’une seconde, le public au plus profond des entrailles de son domaine. En second lieu et par pure opposition, la vélocité et la pureté de la voix d’Eurydice jouée par la grandiose Eva Noblezada constituent du miel pour les oreilles.
Chaque membre du cast, y compris l’ensemble réduit à cinq artistes, interprète son rôle avec passion et il est plaisant notamment de nous faire conter le destin des héros de Hadestown par André De Shields, inoubliable Wiz dans le musical du même nom (1975), qui prend un malin plaisir à jouer avec le public. Sa performance a d’ailleurs été récompensée aux Tony Awards en 2019. On peut être moins sensible à l’interprétation de Reeve Carney qui, à certains moments, n’échappe pas au surjeu dans sa composition d’un Orphée naïf et éperdument amoureux.
S’agissant de la scénographie, là encore, le parallèle avec Hamilton n’est pas étonnant. Comme pour ce dernier, les décors sont relativement épurés : seuls les contours de scène sont (élégamment) aménagés, laissant en son centre un espace de jeu avec un plateau tournant. On retient notamment le simple mais merveilleux jeu de lumières lorsqu’Orphée parcourt les Enfers sur les notes de « Wait for Me ». Au même titre que The Band’s Visit (Tony Award du meilleur musical en 2018), en favorisant l’humain plutôt que la grandiloquence des décors, Hadestown est en accord avec son sujet, et la présence des musiciens sur scène finit de convaincre du caractère intimiste du spectacle.
En définitive, Hadestown parvient sans peine à nous faire sillonner la majestuosité amère du royaume des morts. Mais sa plus grande réussite réside dans le voyage émotionnel intérieur auquel il nous invite. Alors que le numéro de clôture nous ramène au point de départ (« Road to Hell (reprise) »), on est déjà tenté de reprendre la route une nouvelle fois pour savourer la richesse de cette fable raffinée vouée à demeurer sur les quais de Broadway encore un long moment.