L’idée de base de cette nouvelle « comédie musicale », qui est à comprendre comme un terme générique tant elle ne s’applique pas ici, était excellente : faire revivre au travers d’une œuvre théâtrale l’un des groupes vocaux les plus originaux en provenance d’Europe, les Comédiens Harmonistes qui eurent leurs moments de gloire entre 1929 et 1934, au seuil de la Seconde Guerre mondiale, avant de disparaître sans plus se reconstituer comme on aurait cru pouvoir y croire au terme de ce conflit.
Le chanteur et compositeur Barry Manilow consacra à peu près dix ans avec son parolier Bruce Sussman, également l’auteur du livret, à créer et peaufiner l’œuvre telle qu’il l’envisageait, mais il est regrettable de dire que le résultat final n’est pas à la hauteur. De multiples raisons l’expliquent, mais ce qui frappe le plus dans cette présentation, c’est l’esprit morose et négatif dans le déroulement de l’action, qui la fait s’enfoncer de plus en plus dans un univers sombre et peu entraînant.
Les six membres du groupe (trois ténors, Ari Leschnikoff, Erich A Collin et Harry Frommermann ; un baryton, Roman Cycowski ; une basse, Robert Biberti ; et un pianiste/arrangeur, Erwin Bootz), tous des musiciens de talent, avaient fait connaissance à Berlin en 1927, et s’étaient trouvé de nombreux points communs dans la comédie et dans le domaine vocal. Le fait qu’ils comptaient parmi eux un Bulgare, un Polonais et que trois membres du groupe étaient juifs n’avait alors que peu de résonance sur le plan politique, le climat dans lequel ils firent leurs débuts en 1927 convenait parfaitement.
Ce qui les mettait à l’écart de la norme, c’étaient leurs harmonisations qui permettaient à chacun de prendre des solos originaux et de les faire agréablement fondre dans les vocalisations polyphoniques des autres membres du groupe. Très vite, ils s’affirmèrent, d’abord en Allemagne, puis dans les pays limitrophes et notamment en France, avant d’aller se produire aux États-Unis, à Carnegie Hall, une consécration.
Outre les chansons propres à attirer leurs fans, chantées en allemand, ils se distinguèrent à plusieurs reprises en ajoutant à leur répertoire des chansons françaises (« Les Gars de la marine », « Au revoir, bon voyage », « Avec les pompiers », « Amusez-vous »), ainsi que d’autres issues du jazz américain (« Creole Love Call », « Stormy Weather », « Whispering »). Ils étaient également connus pour prendre des morceaux classiques, comme la « Danse hongroise No 5 » de Brahms ou « Le Beau Danube bleu » de Johann Strauss, le tout servi avec des moments de comédie dans leurs numéros qui en avaient fait des chanteurs fort admirés et recherchés par leurs fans. Durant leur carrière, ils enregistrèrent plus d’une cinquantaine de chansons qui devinrent des succès populaires, et ils se produisirent dans une vingtaine de films, une façon idéale pour se faire mieux connaître des foules..
Au milieu de tout cela, le monde extérieur était en plein changement. Rapidement, la situation politique en Allemagne commençait à évoluer. La montée du nazisme et de l’antisémitisme et leurs conséquences immédiates comme lointaines sur les populations allaient considérablement affecter les rapports du groupe avec les autorités. Les pressions exercées par ces dernières – en interdisant aux Comédiens Harmonistes de chanter des chansons composées par des Juifs, avant de leur interdire de se produire en scène – eut le résultat recherché : les six membres du groupe se séparèrent après avoir donné un dernier concert à Munich le 25 mars 1934.
S’il est bien exact que l’époque était loin d’être légère, le scénario conçu par Bruce Sussman, après quelques instants ensoleillés, tombe rapidement dans des moments plus sombres qui donnent au spectacle un aspect négatif peu engageant. Le ton est donné dès l’entrée quand l’esprit créateur du groupe maintenant retraité et loin de tout cela, Rabbi, interprété par Chip Zien, acteur très connu à Broadway, commence un narratif sur les débuts des Comédiens Harmonistes avec des accents monotones et peu enjoués.
Malheureusement, la musique de Barry Manilow, malgré quelques rebonds pop pleins de vie, tombe elle aussi trop souvent dans le registre mélancolique avec des accents théâtraux qui ne font pas grand-chose pour relever le ton de la soirée. L’ensemble des moments musicaux est plutôt déprimant, à l’exception d’une très jolie ballade intitulée « And What Do You See ? », interprétée par Sierra Boggess dans le rôle de Mary, épouse de Rabbi jeune, rôle tenu par Danny Kornfeld, et de « We’re Goin’ Loco », un morceau exubérant dans lequel les six Comédiens Harmonistes se produisent avec Joséphine Baker, jouée par Allison Semmes, dans un numéro très Folies-Bergère attribué ici aux Ziegfeld Follies de 1934. Mais les fans qui s’attendaient à une série de chansons du style « Copacabana » en sont pour leurs frais.
Sur le plan technique, les décors parfois lumineux de Beowulf Boritt rehaussent la chaleur de certains moments, ainsi que les costumes de Linda Cho et Ricky Lurie, et certains éclairages de Jules Fisher et Peggy Eisenhauer qui donnent à quelques scènes un élément de grand spectacle. La mise en scène et la chorégraphie signées Warren Carlyle ajoutent une note de show-biz très nécessaire pour relever un peu l’esprit de cette production. Mais l’impression générale qui subsiste, c’est que le spectacle est plat et sans grand relief.
Ce qui surprend le plus d’ailleurs, c’est qu’il semble illogique d’avoir réalisé une comédie musicale centrée sur un groupe vocal dont le répertoire est assez impressionnant et d’affubler ce spectacle de chansons d’un nouveau cru, même si elles émanent d’un compositeur contemporain bien connu. C’est dommage : l’idée de base était excellente. Le résultat ne l’est pas !
Mieux vaut se replonger dans les nombreux enregistrements de ce groupe, voire regarder le film qui leur fut consacré en 1997.