Il peut sembler curieux de voir à l’affiche une comédie musicale qui prenne pour sujet principal Imelda Marcos, épouse du dixième président des Philippines, bien connue pour ses dépenses extravagantes et ses milliers de paires de chaussures. Il y avait bien eu Eva Perón avant elle, et une œuvre qui avait marqué les années 70 avec sa chanson « Don’t Cry For Me Argentina », un succès mondial. Mais même si Evita n’était pas une sainte, elle avait réussi à séduire son peuple grâce à ses œuvres caritatives et à ses attentions féministes. Par contraste, Imelda n’était rien de tout cela. Elle était née à Manille en 1929 dans une famille catholique aisée. À 18 ans, elle était couronnée reine de beauté au concours de la Rose de Tacloban, un titre confirmé par la suite quand elle fut élue Miss Leyte puis Miss Philippines. En 1954, elle fit la connaissance de son futur époux, Ferdinand Marcos, qui l’épousa onze jours plus tard.
Dès ce moment, elle manifesta son soutien tout entier à celui qui allait devenir président en 1965 après une campagne qu’elle mena solidement contre un ancien petit ami, Ninoy Aquino, lequel, devenu le leader de l’opposition, la fustigea quatre ans plus tard devant le Sénat dans un discours, « Un Parlement pour Imelda », dans lequel il dénonça ses dépenses excessives alors que le peuple vivait dans un état d’immense pauvreté. Des émeutes ayant éclaté en 1970, le président Marcos décréta l’état d’urgence et, deux ans plus tard, imposa loi martiale avant de dissoudre le Congrès et la Cour suprême. Par la même occasion, Aquino avait été arrêté et condamné à sept ans de réclusion. Victime d’une crise cardiaque en 1980, il sera libéré pour se faire soigner et condamné à l’exil aux États-Unis. Mais le message est clair : il ne faut pas qu’il revienne ! Trois ans plus tard, apprenant que l’état de santé de Marcos semblait décliner, il décida malgré tout de revenir à Manille. Il sera assassiné à son arrivée. En 1986, Marcos s’était vu obligé par ses alliés de tenir une élection. La veuve d’Aquino, Cory, se présenta contre lui, et les deux partis politiques se déclarèrent vainqueur. Quand Marcos tenta de s’imposer, des émeutes éclatèrent. Au bout de quatre jours, les Marcos furent sauvés par les Marines américains, et conduits en exil à Hawaï.
Tels sont les vignettes, inspirées donc de l’histoire réelle, qui constituent l’argument de cette comédie musicale imaginée par David Byrne, l’ancien chef de file du groupe rock Talking Heads, et exécutée sur tous les fronts avec beaucoup de mérites. Le fait que ce soit la première fois que les Philippins soient présentés dans un spectacle très personnel propulse ce musical au rang des nouveautés remarquables à Broadway.
Sur tous les plans techniques, le Broadway Theatre, le seul théâtre sur l’avenue qui porte son nom, a été totalement transformé en discothèque (une référence au Studio 54, bien connu à New York et que Imelda Marcos fréquentait assidûment lors de ses fréquents passages). La section orchestre est maintenant une piste de danse autour d’une plateforme qui se déplace, s’allonge, se met en travers, selon les besoins du spectacle. Le plateau subsiste tel qu’il est, mais il est souvent le point de départ d’un moment théâtral qui se poursuit jusqu’à l’autre côté de la salle avec les spectateurs, debout tout autour, se mêlant en quelque sorte à l’action. C’est du théâtre immersif au premier degré.
Ceci d’ailleurs n’est pas le seul lieu de prédilection des acteurs : ils se produisent également sur une plateforme secondaire au niveau des mezzanines où les spectateurs qui ne souhaitent pas rester debout pour la durée du spectacle trouvent des fauteuils, leur disposition épousant le contour de la salle de danse au-dessous d’eux.
C’est dans ce décor vibrant, sous des éclairages multiples, nourri de projections donnant leur reflet à l’actualité de chaque scène, que les actrices et acteurs portant une multitude de très beaux costumes, chaleureux et colorés, retracent ces épisodes dans la vie des Marcos, réputés pour avoir détourné des centaines de millions de pesos à leur propre profit.
Ce n’est vraiment pas l’image d’un couple de comédie musicale, c’est peut-être pourquoi Byrne, assisté de Fatboy Slim et de Tom Gandey et José Luis Pardo, a donné à certaines des chansons des tonalités d’opéra. D’autres, puissamment rythmées, invitent surtout à la danse. Dans l’ensemble, les chansons défilent à toute allure, se succédant les unes après les autres sans pause réelle. Tout serait très positif dans ce domaine si ces chansons présentaient un intérêt quelconque du point de vue musical. Il n’y a pas parmi elles des chansons clés du calibre de « Don’t Cry For Me Argentina » et si elles ne sont déjà pas mémorables sur le plan musical, les paroles, pauvres et d’une grande platitude, témoignent d’un ton peu fait pour intéresser.
Les acteurs, menés par Arielle Jacobs, plus séduisante que le personnage qu’elle doit incarner, José Llana sous les traits de Ferdinand Marcos, et Conrad Ricamora dans le rôle de Ninoy Aquino, sont fréquemment remarquables dans leurs interprétations, solidement ancrées dans des attitudes aisées à identifier. Le reste de la distribution, essentiellement une vingtaine d’excellents chanteurs et danseurs, donne beaucoup d’allant à la production Mais la vedette de la pièce, du moins pour le moment, c’est Lea Salonga, inoubliable dans Miss Saigon et Flower Drum Song, qui, même si elle n’est pas en tête d’affiche, incarne la mère d’Aquino pour un engagement limité à quelques représentations jusqu’au 13 août. Grand nom du théâtre de Broadway et philippine d’origine, elle donne au personnage d’Aurora un relief très émouvant dans l’une des rares chansons à surmonter les faiblesses de la partition.