Notre avis : Il peut sembler curieux de se rendre à Broadway pour voir une comédie musicale hip-hop dont le sujet compte parmi les plus connus au monde, soit la tragique histoire de Roméo et Juliette, écrite par William Shakespeare. De quoi faire pleurer, en somme. Mais… et si tout cela n’avait pas eu lieu comme Shakespeare l’avait écrit ? Si Juliette n’était pas morte, après tout, et avait choisi de poursuivre sa vie sans son époux de quatre jours ? Tel est le point de départ de l’extravagante comédie musicale & Juliet qui vient de débuter à Broadway après avoir commencé une belle carrière à Londres avant la Covid et qui s’y poursuit depuis que les théâtres dans cette ville ont aussi rouvert.
L’idée devait émaner d’un scénariste canadien, David West Read, qui reprit les idées émises par Shakespeare pour les amplifier et les mettre en valeur, tout en ajoutant au texte et à ses intentions des données contemporaines. C’est ainsi que Juliette, qui avait prévu avec Roméo d’aller à Paris avant que leur fugue ne soit découverte, maintenant qu’elle est libre, se rend dans notre capitale parce que cela lui plaît, témoignant du coup de son indépendance et de sa position féministe.
Elle s’y rend avec sa nounou, Angélique, et son copain le plus proche, May, un jeune garçon sensible qui se cherche encore sur le plan sexuel. Désireux de découvrir la ville, ils vont au Bal de la Renaissance, où May fait la connaissance de François, fils du comte Lance de Bois, et lui aussi peu certain de ses désirs. Sans qu’il ne le sache encore, Juliette s’intéresse également à lui, ce qui désole May quand il l’apprend car cela lui fait perdre tout espoir.
Sur ce, Roméo, qui n’était pas mort non plus mais simplement profondément endormi après avoir pris un somnifère et qui s’était mis en quête de Juliette à son réveil, arrive et se heurte sans bien comprendre pourquoi à l’indifférence que lui oppose cette dernière, maintenant affranchie. Pour être sûr que ce quiproquo devienne encore plus bizarre aussi bien qu’attachant, Angélique découvre en Lance une passion passagère d’antan. Il est veuf, elle est libre : tout naturellement il lui propose de vivre ensemble, même si cette fois c’est Angélique, après mûre réflexion, qui exerce son autorité. Après bien des émois, François (rebaptisé « Frankie ») se découvre un attachement pour May, lequel voit ses attentes ainsi récompensées, et Juliette reprend son Roméo sous sa coupe après avoir fortement accusé ses parents de l’avoir privée de son enfance en lui imposant des restrictions multiples.
Tout ce scénario, tel qu’il se déroule sur scène, est le fruit des tergiversations de William Shakespeare et de sa femme, Anne Hathaway (nommée ainsi d’après l’actrice bien connue), qui supervisent ce qui se passe, se disputent la façon dont l’histoire devrait être dite et se conclure, et donnent leurs conseils aux personnage, en pleine action. Il en résulte des moment qui s’éloignent de l’original de façon imprévue, allant soit dans un sens soit dans un autre suivant lequel des deux a eu telle idée ou telle autre, pour donner une impression chaotique qui sert à merveille le développement de cette histoire.
Mais, de façon surprenante, ce qui en fait la solidité, ce sont les chansons écrites par Max Martin, compositeur suédois qui compte à son actif une collection impressionnante de titres écrits pour des vedettes telles que Britney Spears, Kelly Clarkson, Pink, Céline Dion, Taylor Swift et bien d’autres du même calibre. Ce sont ces chansons, bien adaptées au rythme et au développement de l’action, qui sont au répertoire. De ce fait, on pourrait croire que & Juliet est un jukebox musical, au même titre que tant d’autres qui ont été créés à Broadway comme Tina – The Tina Turner Musical, The Donna Summer Musical ou MJ – The Michael Jackson Musical. Mais tel n’est pas le cas ici. Les chansons sont tellement bien intégrées à l’action qu’on pourrait croire qu’elles ont été composées pour le spectacle lui-même. Beaucoup appartiennent à la culture hip-hop mais font preuve d’une telle séduction qu’on se laisse prendre au charme qui s’en dégage, d’autant qu’elles mettent de l’énergie et du mouvement dans l’ensemble, permettant ainsi à un groupe de jeunes acteurs et actrices de s’exprimer sur scène avec beaucoup d’enthousiasme. Tout au fil du récit, la moindre occasion est une raison d’entrer dans un moment dansé à tel point qu’on ne les compte plus après deux ou trois. L’ensemble est toxique et on se prend rapidement au plaisir qui relève de ces ballets réglés par la chorégraphe Jennifer Weber.
Parmi les rôles principaux, Rachel Webb (vue en remplacement de la vedette Lorna Courtney) sous les traits de Juliette, se distingue avec une interprétation solide de pop diva et des expressions vocales très prenantes. Quant aux autres interprètes, il faut retenir les prestations de Stark Sands et Betsy Wolfe dans les rôles respectifs de Shakespeare et Anne, Justin Sullivan dans celui de May, Philippe Arroyo dans celui de François, Melanie LaBarrie dans celui d’Angélique, et surtout Paul Szot, un célèbre baryton d’opéra qui avait déjà fait forte impression dans un reprise de South Pacific en 2008.
Mais ce ne sont là que quelques aspects de cette comédie musicale, dont l’humour et la vitalité ne sont pas sans rappeler des œuvres telles que Something Rotten! ou Head over Heels qui, elles aussi, reprenaient des sujets d’histoire ancienne avec un modernisme touchant. Tout ici a été conçu en mettant en avant une sorte de profusion pétillante que l’on débusque dans le moindre détail. Ainsi la richesse des costumes de Paloma Young, colorés et bien seyants ; les éclairages Technicolor de Howard Hudson, brillants pour ne pas dire étincelants ; et surtout les décors réalisés par Soutra Gilmour, dont ceux représentant Paris, certains avec des projections réalisées par Andrej Goulding, mais d’autres plus aptes à faire rire la salle, comme ces modèles réduits du Moulin-Rouge, de la tour Eiffel et d’une bouche de métro qui se profilent sur scène à plusieurs occasions au grand dam de la réalité historique. Avec un clin d’œil complice dans sa mise en scène, Luke Sheppard a pris tous les éléments à sa disposition pour donner un rythme exubérant à la pièce et a parfaitement réussi.
C’est cet esprit déjanté et amuseur qui fait de & Juliet l’une des meilleures comédies musicales de la saison. Sur le plan intellectuel, ce n’est peut-être pas très fort, mais pour ce qui est du divertissement, on ne saurait faire mieux. Comme par hasard, la pièce est présentée au Stephen Sondheim Theatre, dédié à ce grand compositeur qui avait eu le bon sens de s’imposer dans sa jeunesse avec une œuvre également brillante et déjantée, intitulée A Funny Thing Happened on the Way to the Forum (Forum en folie, au cinéma). Il aurait aimé & Juliet !